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Auteur/autrice : MATOONE

LE CORDON

LE CORDON

« Bonjour, vous êtes bien sur France Info, il est 7 heures, c’est l’heure de notre
point d’actualité. Aujourd’hui, l’événement marquant se passe, encore une fois,
dans notre ciel. En effet, c’est au tour du nord de l’Écosse d’observer ces
fameuses aurore boréales élargies, phénomène extrêmement spectaculaire au
sujet duquel les plus brillants scientifiques s’arrachent les cheveux… »

Au son des informations du jour, Vincent se lève et s’assoit sur le bord de son lit
grinçant. Ses mouvements sont suffisamment amples pour déclencher l’éclairage
automatique, signe que la maison sort du mode veille. Il entend déjà la cafetière
de la cuisine pousser ses premiers grognements. Après un passage aux toilettes
pour vider sa vessie capricieuse, il s’installe sur la grande table du salon. Il se
serre un bol de café « à l’ancienne » et dépose son i-screen au centre de la table,
en prenant soin d’activer l’application infos continues. L’écran holographique
surgit du petit appareil cylindrique et ajuste son orientation après avoir reconnu le
visage de son propriétaire. Vincent a du mal à s’habituer à ces écrans qui
surgissent de partout. Il aurait souhaité les bannir de sa maison, mais son fils avait
tant insisté pour son anniversaire…
Les infos défilent à un rythme quasi-épileptique. L’écran se partage entre vidéos
mal cadrées, plans sur speakers pimpants, gros chiffres clignotants et textes
déroulants que Vincent n’a pas le temps de lire. On y parle bien sûr de
l’événement céleste de la nuit dernière, mais aussi d’une multitude d’actualités qui
revêtent une importance toute relative aux yeux de Vincent : « la dernière
génération de H-balls permet un contrôle instantané du taux de cholestérol
sanguin », « l’Inde est championne d’Asie de Shoot’in, la finale a duré prés de 35
minutes, record historique de longueur… ». Vincent coupe l’application, respire
un grand coup, et règle la transparence des vitres afin d’observer le jour naissant.
Sa petite vallée verte s’illumine de milliers d’étoiles de rosée, embrasées par les
premiers rayons du soleil. La vie grouillant sous les feuilles s’agite et donne les
premières notes d’un jour qui s’annonce radieux. Vincent prend quelques minutes.
Il apprécie le spectacle. Là, devant lui, s’étale sa seule richesse, et la seule qui
compte à ses yeux. Seule petite ombre au tableau, seule fausse note au concert : la
petite pointe métallique surgissant derrière Le Goulet, la montagne d’en face. Il
s’agit de l’usine de recyclage Khéops, du groupe G-Tech ; construite selon cette
géométrie afin de contenir un volume conséquent de batteries en fin de vie. Bien
que Vincent trouve cette bâtisse vulgaire et beaucoup trop rectiligne, il a d’autres
préoccupations pour le moment. En effet, son i-screen hurle depuis 20 minutes
qu’il a reçu un message prioritaire en provenance du tribunal en ligne. Il sait bien
sûr de quoi il s’agit : c’est la réponse au recours qu’il a déposé il y a un mois
contre la Farm-Up, sa nouvelle voisine du haut de la vallée. Derrière cette
dynamique appellation se cache la seule entreprise qui produit la quézakine,
nouvelle molécule star des néo-céréaliers. Celle-ci est synthétisée par une mousse
extrêmement fragile originaire du Chili. Cette joyeuse mousse s’acclimate
difficilement en dehors de ses terres d’origines, hormis sur de rares secteurs isolés
dont les propriétaires touchent le jackpot. Pour les habitants du coin c’est une
autre chanson : restrictions de circulation, restrictions d’activités et pour le
périmètre immédiat : interdiction de consommation d’eau locale. Vincent observe
son puits au fond du jardin, il sait qu’a la lecture de son message hurlant,
l’autorisation d’exploitation sera certainement effective et qu’il deviendra interdit
(et dangereux) de consommer cette eau, l’essence de son trésor. Il sort tirer un
saut, se verse un grand verre d’un demi-litre, et part s’asseoir au fond de son
terrain, face à sa vallée, sereine pour l’instant, mais en sursis très bientôt.

« Bonjour, vous êtes bien sur France Info, il est 7 heures, c’est l’heure de notre
point d’actualité. Notre info du jour est assez légère puisque nous évoquons avec
vous la découverte d’une capsule temporelle datant de 2009. Celle-ci fut enterrée
par les enfants d’un centre d’éducation fermé et découverte hier, lors des travaux
d’aménagement du centre DataFix. Parmi les trésors saugrenus confiés à nos
journalistes, se trouve une collection de graines de végétaux aussi divers
qu’inutiles. Nous redécouvrons ainsi les vaines préoccupations de l’époque, signe
d’un temps où les SitandSeed n’avaient pas encore conquis nos assiettes et nos
artères… ».

Vincent se lève rapidement aujourd’hui, il devance les capteurs de sa
cyberbicoque et allume lui-même la machine à café. Il l’a préalablement rempli
avec de l’eau du puits mise en réserve la veille. Il chansonne de vielles balades du
début du siècle, il esquisse même quelques pas de danse, peu amples mais bien
assurés. Vincent choisi ce matin d’occulter ses déboires judiciaires pour préparer
joyeusement son salon de jardin. À midi, ses amis d’enfance Lilian et Flora le
rejoignent pour un long déjeuner en plein air. Ces bons vieux briscards ! C’est
l’occasion d’évoquer leur jeunesse et l’ancien monde avec nostalgie. A 11 heures,
tout est déjà prêt, le vin doux est sur la table, accompagné de quelques olives de
chez Artur, l’exploitant du piedmont. Un apéro de vieux, dirait-on en ville, mais un
apéro qui aura un goût de madeleine de Proust. Il commande à son i-screen une
playlist d’artistes morts et enterrés, mais dont les paroles gonflent son coeur
fatigué. A 13 heures pétantes, les briscards sont là, leurs belles voitures ovales
s’avancent solennellement et silencieusement sur son chemin caillouteux. Ils ont
programmé leur trajet à l’avance et ont laissé le soin au navigateur de trouver un
point de convergence dans la plaine. Lilian sort en premier, toujours aussi bien
apprêté, mais quelque peu voûté se dit Vincent. Puis Flora sort à son tour, l’oeil
hagard et visiblement contrariée par le trajet sur ces petites routes sinueuses.
Vincent a le temps d’apercevoir l’habitacle en mode couchette avant la fermeture
automatique. Ce n’est pas l’idéal pour la nausée, pense-t-il furtivement. Puis, il les
accueille sans tarder :
– Alors les anciens ! Bon retour chez les sauvages !
– Bonjour l’Hermite, dit donc, c’est de pire en pire pour rejoindre Le
Cordon, se plaint Flora
– Mais c’est que vous perdez l’habitude ! À l’époque on se le faisait à vélo,
tas de vioques ! Allez venez, on s’installe.
Vincent les conduit à table, présentant fièrement sa petite préparation.
– Eh ben, qu’est-ce que tu nous as sorti là ? Demande Lilian, grimaçant.
– C’est le festin typique de nos jeunes années, asseyez-vous.
A peine assis, les briscards sortent leurs i-screen respectifs et les posent sur la
table en écartant les couverts. Rapidement, les écrans surgissent et dynamitent
l’aspect traditionnel de l’apéritif.
– Attendez un peu avant de sortir ces machins ! Parlez-moi un peu de vos
retraites en ville, vous profitez un peu ?
– C’est bien simple Vincent, nous avons tout, les drones nous livrent en un
quart d’heure. Et on bouge partout, quand on veut, les autonomes sont
toujours dispos. La semaine dernière, j’ai fait les Carpates, l’Adriatique et
la Costa Brava ! Annonce fièrement Flora.
– Rien que ça… et tu ne trouves pas le temps de monter de temps en temps ?
À ces mots, Vincent n’obtient aucune réponse, ses amis tripotent les écrans
holographiques sans daigner le regarder. Ils sont apathiques, hypnotisés et
paraissent assez peu disposés aux échanges verbaux. Ils sortent même quelques
portions de SitandSeed dont ils absorbent le contenu via les tubes orange fixés aux
sachets.
– vous savez qu’ils m’ont fait condamner mon puits, la Farm-truc de là-haut,
vous avez devant vous l’une de mes dernières bouteilles.
– C’est pas trop tôt mon Vins, répond Lilian. Tu t’empoisonnes depuis trop
longtemps avec cette vielle soupe de cailloux. Tiens regarde la nouvelle
gamme W.C.
D’un geste, Lilian fait pivoter son écran en direction de Vincent. Il y voit un
florilège de bouteilles d’eau aux formes incongrues et aux parfums qui lui
semblent totalement inappropriés : thym du Jura, gingembre des Pyrénées, papaye
des Cévennes…
– Vous ne voulez pas que je vous fasse voir leurs installations ? c’est
effrayant ! Ensuite, on pourrait se faire une petite ballade jusqu’aux chutes
du Mas Coston.
Flora s’est plongée dans une partie de Mindgame sur laquelle elle s’acharne
depuis un an maintenant. Mais elle trouve le temps de s’opposer :
– Marcher sur ces chemins casse-chevilles ! Non merci ! Désolé, mais je
repars dans une heure pour Marrakech, je passe 2 jours sur l’hyperplage
qui a été rechargée en sable propre le mois dernier.
Lilian acquiesce :
– Oui, tu sais Vincent, on est juste venu te saluer. Pour ma part, je m’interbranche
sur le festival green and mix qui commence ce soir.
Vincent, résigné, n’insiste pas. Il laisse ses invités vaquer à leurs occupations :
mails, vidéos, actus, games et accessoirement, bouffe dégueulasse.
Rapidement, les briscards reprennent la route, engageant Vincent à venir les voir
au plus vite, « pour profiter des bienfaits de la civilisation », lui disent-ils.
Celui-ci marmonne une réponse pseudo-affirmative et laisse s’éloigner ses vieux
amis après des au revoir plutôt froids.

« Bonjour, vous êtes bien sur France Info, il est 7 heures, c’est l’heure de notre
point d’actualité. Aujourd’hui nous évoquons avec vous les tractations en cours
entre le bloc océanique et Madagascar, principal fournisseur de zirconium de la
planète. L’Organisation du Traité Sino-Américain, l’OTSA, a fait savoir sa vive
opposition au sujet de ces accords. L’OTSA alerte la communauté internationale
de la menace croissante que gouvernement totalitaire malgache fait peser sur les
équilibres économiques du secteur de l’énergie… »

Vincent se réveille lentement. Il laisse la maison se presser toute seule, comme si
l’avenir lui appartenait. Pour sa part, il se sent seul. Il pense à son ex-femme,
partie il y a bien longtemps. Il pense à son fils, qui vit sa vie en bas, réussissant à
merveille dans un monde qui, lui, le dépasse. Il pense à ses amis, qu’il ne reverra
certainement qu’en de trop rares occasions. Il a une boule dans le ventre. Une
boule diffuse et douloureuse. Il connaît cette boule et pensait que son age avancé
l’avait mis à l’abri des déceptions et de la tristesse ; illusions de vieil imbécile se
dit-il. Ses réserves d’eau sont finies, et l’écran de la cafetière annonce un réservoir
vide. Alors il se résout à utiliser l’eau du robinet pour préparer son café. C’est
également la W.C., la Water Company qu’évoquait fièrement Lilian, qui détient le
marché d’approvisionnement en eau potable de la région. Vincent n’a jamais
compris par quels circuits se faisait l’approvisionnement de son hameau,
s’étonnant qu’on cherche à distribuer une eau si lointaine dans une vallée
disposant déjà d’une ressource de grande qualité. Maintenant, il n’a plus le choix,
il doit boire l’eau du robinet ou de l’eau en bouteille aromatisée au jus de cactus…
Quoi qu’il en soit, son fournisseur est maintenant la W.C. Avant le café, il se serre
un petit verre d’eau du robinet et le porte prudemment à ses lèvres. Le jugement
est sans appel, il lui semble boire de l’eau de piscine filtrée par un tas de ferraille.
Malgré ce goût plus que désagréable, Vincent avale et repose le verre presque
plein dans l’évier. Le café est prêt. Au moins se dit-il, les arômes puissants du café
masqueront tout ça. Il prend son bol et va s’installer au jardin. Le temps est
couvert et des bruits industriels désagréables s’échappent conjointement de la
Farm-up et de Kéops. Ce concert-là masque tous les autres sons, si bien que
Vincent se résigne à rentrer et à consulter son i-screen. Celui-ci lui annonce
qu’une mise à jour importante est en cours de téléchargement et que les
performances en sont momentanément altérées. Alors, il s’assoit et sort d’un
placard son vénérable laptop poussiéreux. Après le démarrage lent et poussif de
l’engin, Vincent retrouve de vieux fichiers photo enfouis dans les méandres des
dossiers oubliés. Il se risque à l’ouverture de certains, dont les noms lui rappellent
quelques heures bien lointaines : anniv_jano, rando_briscards, fete_20a,
concert_PF_, soiree_fin_exam, accouchmt_alex, vacances_med, course_cmg,
promotion_insp… Il passe la journée à faire défiler les pixels de sa jeunesse,
avachi sur son canapé, dans la pénombre cédée difficilement par les vitres
teintées.

« Bonjour, vous êtes bien sur France Info, il est 7 heures, c’est l’heure de notre
point d’actualité. Et c’est une bien triste nouvelle que nous apprenons en ce jour,
celle de la disparition du tout dernier éléphant d’Afrique. En effet, malgré les
efforts répétés du réseau wild discovery, cette espèce s’est montrée désespérément
incapable d’assurer sa propre survie. On peut bien heureusement se consoler, et
redécouvrir ces grotesques pachydermes grâce aux plates-formes XD immersions
qui proposent des visites de troupeaux plus que réalistes … »

Vincent se réveille nauséeux. Ses gestes ralentis et approximatifs tardent à
déclencher les capteurs de mouvements. Le flash lumineux qui s’ensuit lui agresse
les rétines et renforce une céphalée jusque-là diffuse. Son estomac grondant et se
tordant dans son abdomen le contraint à se lever prestement. En sortant des
toilettes, il a la gorge extrêmement sèche. Il descend l’escalier péniblement et se
soulage frénétiquement en buvant l’eau à même le robinet de la cuisine. Ensuite, il
s’installe au salon en grognant quelques insultes de son temps et entame son rituel
matinal. Bizarrement, l’éclairage bleuté de l’écran, dominant fièrement la table,
calme son mal de tête. Il peut ainsi apprécier calmement son café bien tassé.
Apaisé par l’écran, il ne cesse d’ouvrir fenêtre sur fenêtre, afin de creuser les
sujets du jour. Il fait fi des publicités récurrentes et parcourt ainsi des continents
entiers de données actualisées en temps réel. À midi, il pose l’i-screen sur son
socle de recharge et laisse l’ordinateur central de la maison choisir une playlist
parmi les millions de titres disponibles en mémoire. À la surprise de Vincent,
l’algorithme sélectionne plusieurs chansons de l’antique groupe fétiche de son
père : les Pink Floyd. Tout en auscultant les quelques sachets de sitandseed cédés
gracieusement par Flora, il écoute ainsi « another brick in the wall », « welcome
to the machine » ou encore « comfortably numb ». Il s’assoit et absorbe deux
sachets dont il ne soupçonnait pas la saveur étonnamment subtile. Puis, il saisit
son précieux i-sreen, maintenant opérationnel après dix minutes de charge, et
reprend sa navigation aléatoire. Il apprend ainsi que l’isolement sociologique et
l’absence de techno-stimulation consciente provoquent une atrophie irréversible
du système nerveux central. Il découvre que les éléphants d’Afrique étaient
porteurs de la souche H7M15 du virus de la grippe, potentiellement mortelle pour
l’ensemble de la population subsaharienne. Il s’étonne même des ravages,
pourtant validés de longue date par les gastro-hémato-psychiatres, de la
consommation d’eau primaire sur l’équilibre psycho-affectif des individus proto-
schizophrènes. Après quelques heures, il se sent, lui aussi, à jour ; conscient des
défis de l’humanité, et légitime à interagir, lui aussi, sur ces sujets
incontournables. Il sélectionne son film du soir, « liberty day 4 », un brûlot sans
concession sur les exactions hispano-islandaises durant la guerre armoricaine. Il
part se coucher, repus d’informations et soulagé d’être enfin membre de cette
communauté mondiale à laquelle il a si souvent tourné le dos. Vincent laisse
défiler les images héroïques et s’endort serein devant l’écran.
Pourtant, dans la nuit, quelques volutes colorées animent le plafond de sa chambre
et le sortent de son sommeil du brave. La teinte non saturée des vitres laisse filtrer
un spectacle à la fois somptueux et inquiétant : de gigantesques panaches
lumineux prennent possession du ciel de la vallée, plongeant les lieux dans une
atmosphère de conte fantastique. Dans un demi-sommeil, Vincent se questionne :
est-ce les aurores boréales qui s’invitent jusque sous ces latitudes ? Est-ce ses
inquiétantes voisines qui entament leurs chants du cygne ? Est-ce la guerre de
l’énergie qui touche ce soir sa paisible vallée ? Est-ce le ciel qui s’insurge de voir
disparaître une à une les plus nobles des créatures terrestres ? Est-ce une
cérémonie de bienvenue dans le monde connecté ? Celui des écrans ? Celui des
ondes ? Celui des dieux ?

La tournée des grands stups

La tournée des grands stups

C’est une armoire roulante
On l’entend venir de bon train
Ses gares sont des chambres
Son passager est le sommeil
Attendu et chéri sur les quais

C’est une armoire roulante
Ce bruit des roues sur le sol…
Annonce la fin des jours trop longs
Elle distribue le lendemain

C’est une armoire roulante
La seule ici à filer droit
Elle fait le tour du monde absent

Certains se figent sur le quai
D’autre s’extirpent et partent à pied

Tous n’oublieront jamais
L’armoire remplie de ces cachets

Parcourant les reliefs discret et les courbes enivrantes de ta chair délicieuse, je perds volontairement les cartes erronées de mon monde trop bruyant.

Glissant sans contrainte sur ta peau dénudée, mes doigts s’abandonnent à une course folle dont je suis le spectateur étourdi.

Tes souffles contenus rythment cette danse reposante et m’encouragent à franchir les portes des sanctuaires interdis.

Nos deux peaux jointes laissent filtrer les émois et songes apaisés de nos vies, si ravies qu’elles sont de s’accorder enfin une courte pause.

Les paroles ne s’invitent pas dans le temple de nos draps doux et complices et le temps qui d’habitude martèle les heures s’est effacé pour cette nuit.

Je t’aime ce soir et c’est ainsi, si les sceptiques en doutent c’est qu’ils n’ont jamais de leur vie, vécu l’ivresse d’une minute de nous deux.

Le nuage ancestral

Le nuage ancestral

Et si nous venions d’une âme universelle, entité suprême, déversant d’infimes fractions d’elle-même à travers les êtres que nous sommes.
Et si celle-ci réceptionnait en son sein les âmes ayant cheminé sur terre à l’heure où le corps s’éteint.
Cette âme universelle serait semblable à un nuage majestueux, rependant les gouttes que nous sommes sur les montagnes, les vallées, les plaines, les déserts et les mers.
Parfois, les gouttes chemineraient des hauts sommets jusqu’à l’océan.
Parfois, elles s’évaporeraient à l’impact sur le sable brûlant. Mais toutes retourneraient un jour au nuage ancestral.
Les gouttes se quitteraient, vagabonderaient, se rejoindraient et se mélangeraient. Elles feraient partie d’un tout qui grandi et ne meurt jamais.
Elles seraient faites pour s’aimer, car elles naissent de la même matrice.
Elles aspireraient à s’élever au plus haut pour que le nuage s’étende.
Et toutes les gouttes tristes de voir partir leurs compagnes de ruissellement auraient la douce certitude des retrouvailles à venir.

Le singe, la rage et la rage du singe en cage

Le singe, la rage et la rage du singe en cage

Pauvres singes que nous sommes aux heures où l’illusion s’échappe.
De l’abîme peut surgir la rage, monstre froid et hurlant. Il impose son désir destructeur aux âmes affaiblies par la peine.
En l’absence d’exutoire, de bouc émissaire sur lequel lâcher le monstre, la rage persiste. Le singe comprend qu’il est seul responsable de sa situation, et la rage persiste. Il est glacé par l’effroi que suscitent les flancs abrupts qui l’entourent, et la rage persiste.
Cette rage prisonnière du singe abattra alors son courroux sur la seule victime persistant sur sa liste, à savoir le singe lui-même.
Et le singe va s’attaquer au singe, c’est l’auto-agression. Elle est facile à mettre en oeuvre, elle soulage la douleur par la douleur. Tour à tour bourreau et victime, le singe punit et subit dans un cycle à l’intensité croissante.
Il abuse de ce qui fait mal et se soulage de ce mal qui l’abuse. Allongé sur le sol, il se voit sans vie et constate la sentence appliquée au fautif.
Les ressources profondes sont à mobiliser, ou le singe peiné s’éteindra sous les coups du singe enragé.

Les deux mains de Mani

Les deux mains de Mani

Notre monde est complexe.
Il ne s’agit pas d’évaluer une équation régissant l’univers ou de disserter sur l’histoire de l’homme. Il s’agit d’un fait et, après réflexion, beaucoup de personnes conviennent de cette complexité, si insondable qu’elle en devient neutre.
En nous même et en ce qui nous entoure, il y a une multitude de dimensions, de pôles, d’énergies, de dynamiques, d’ondes, et le tout s’exprime avec plus ou moins d’intensité.
Il est naturel, presque instinctif pour l’homme, de réagir face à ce gouffre par le déni. Il est des hommes qui simplifient ce grand tout afin d’en offrir une version aplanie, assimilable par l’esprit légèrement paresseux.
C’est à ce niveau qu’interviennent les langages sans profondeur, sans nuances, tronquant les concepts et n’offrant que de pâles réalités chargées négativement ou positivement.
Le roman 1984 de Gorge Orwell évoque ce type de langage à travers la « Novlangue ».
La déformation moderne, elle-même simplificatrice, du concept de manichéisme rend compte de certaines méthodes de manipulation extrêmement efficaces.
Chaque élément n’est plus placé dans une repère multi-axial mais monoaxial, avec ses valeurs négatives et ses valeurs positives.
Ce nouveau repère est une simple direction, définie par le marchant de foi. Il est enfin possible au paresseux de poser son cerveau et d’avancer doucement mais sûrement vers ses geôles.
Cette méthode date et nombreux ont été les axes (mal → bien) créés au fil des âges. Ceux-ci doivent être dépoussiérés ou renouvelés sporadiquement car ils perdent de leur efficacité sur le long terme.
Mais ils restent extrêmement réducteurs et puissants. Le dogme est toujours bien taillé et il accouche d’une prose répétée à outrance pour l’ancrer correctement dans l’inconscient.
Comble de la sournoiserie, les grands hommes, vecteurs d’espoir et fédérateurs, peuvent se voir dépossédés de leur message originel par un dogme construit par des marchants de foi en leur nom.
Il existe un stade ultime de cet avilissement qui est le langage binaire. Il n’y a alors plus d’axe mais un seul point. L’analyse furtive lui accorde alors la valeur 1 (c’est bien) ou 0 (pas bien).
Ce stade est le stade des extrémistes de tous poils, idiots utiles des manipulateurs. Ils en sont le bras armé que l’illusion rend insensibles.