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Catégorie : Novellas

APRES LE THEATRE

APRES LE THEATRE

Mes cervicales me font mal. Mon cou se crispe et la douleur s’empare de ma nuque à petit feu. J’ai pour ça quelques remèdes tout trouvés. Je prépare ma petite popote avec empressement, car ce soir je suis de réception. Je suis attendu au cœur même de la stratosphère parisienne. Mon chauffeur fume une cigarette en bas de mon immeuble, il a le temps, lui. Moi, j’ajuste mon costume de compétition, il laisse entrevoir que je suis sportif tout en alertant sur mon statut social. Parfait. Je reprends un peu de remède, au cas où, et je descends rejoindre la berline lustrée.

– Bonsoir Yohan, tu vas bien ?
– Bonsoir Monsieur, très bien et vous-même ?
– J’ai la pêche des grands jours, allons-y.

Nous empruntons les grandes artères de la ville. J’observe les globules qui s’agitent en ce début de nuit. Je me dis que peu d’entre eux iront nourrir le cerveau alors que j’en prends la direction par la carotide. Nous arrivons aux abords du palais de l’Élysée. Les contrôles sont aisément franchis grâce aux accréditations de mon chauffeur. Il se gare dans la cour.

– Bonne soirée Monsieur.
– Merci Yohan, à tout à l’heure.

A peine ai-je posé le pied sur le sol qu’une trentaine de flashs crépitent et m’explosent les rétines.
Je ne laisse rien paraître et décoche un large sourire au troupeau de journalistes basés dans le coin presse. Je monte les marches avec assurance et le personnel m’oriente poliment en direction de la salle de réception.
Et me voilà, au cœur du bouillon, là où s’exprime la saveur de mes talents. Je suis un chargé de communication de l’Élysée. Attention, je ne fourgue pas des ballons et des stylos tricolores, mon travail se rapproche plus de la mise en scène extrêmement sophistiquée ; qui plus est, en temps réel. Et j’ai dû briller pour en arriver là ; j’ai d’abord du être major de promo, puis j’ai conseillé des directeurs, des élus locaux et un ministre. Je suis bon dans mon métier. J’ai toujours su habiller les faits de manière élégante. Je peux construire une épopée épique dans un terrain vague, c’est d’ailleurs ce que je faisais étant gamin. Je sais ce que le public veut et je sais que la réalité, mon matériel de base, peut s’y ajuster à l’aide de mon savoir-faire.
J’aperçois le directeur du cabinet qui s’avance vers moi.

– Alors l’artiste ! Tu viens récolter tes lauriers ?
– Bonsoir Monsieur le directeur.
– Encore bravo jeune homme, tu nous as remis sur les rails. Ces G.T allaient nous péter en pleine poire !

J’ai toujours été surpris par le langage familier du directeur dans un cercle restreint. Mais il est loin d’être un cas isolé.

– Merci Monsieur le directeur. Vous savez que je suis là pour ces situations.
– Allez, profite un peu ! Il y a tout ce qu’il faut. Pour les fringants, le groom vert est même dans la salle je crois.

Par ces termes, le directeur désigne un célèbre fournisseur de « services » pour les hautes sphères parisiennes. Il est connu pour contenter les désirs fantaisistes de ces messieurs blasés en costumes rutilants. Il propose, il écoute et il trouve. Bien qu’il soit, lui aussi, un être très talentueux dans son domaine, j’ai toujours éprouvé une certaine retenue à son égard. En réalité, je ne veux pas trop en savoir sur ses prestations. Cela pourrait certainement être utile à mon activité mais cela me met mal-à-l’aise. Pourtant, je fais moi-même appel à lui sporadiquement ; j’hésite même à lui commander une belle fille plantureuse pour cette nuit. Mais pour l’heure, les congratulations pleuvent. Je souris, je mange, je plaisante et je bois beaucoup. L’alcool anesthésie ma nuque dont la douleur se rappelle à moi par moments. Malheureusement, le mélange avec mes popotes n’est pas du plus bel effet. Mon dynamisme s’évapore et je commence à marcher d’un pas moins assurés. Ne voulant surtout pas ternir mon image, je file discrètement dans la cour rejoindre Yohan et sa berline pour un retour au bercail brumeux mais salvateur.


De nouveau cette douleur me réveille. La crispation s’était atténuée durant ces trois jours de repos. Mais la revoilà, en pleine nuit. Je respire profondément et lentement afin de détendre mes muscles mais rien y fait. La douleur a pris d’assaut ma nuque et y tient son siège. Je m’agite pendant quelque temps puis me résous à me préparer une popote quand un téléphone sonne. Je suis moins habitué à cette sonnerie, c’est le portable d’astreinte dédié au cabinet. Jamais éteint, jamais perdu, c’est la règle de cette petite merveille. Je sais déjà que c’est du sérieux quand on m’annonce une cellule grise en préparation, le chauffeur est déjà en route. A peine ai-je le temps pour ma popote et un habillage digne de ma fonction que le téléphone s’acharne de nouveau ; on me presse d’arriver. Yohan semble aussi ravi que moi de cette petite virée nocturne. Nous parcourons aisément les artères peuplées de quelques rares globules imbibés. Après les contrôles de rigueur, on m’accompagne au sous sol de l’aile B du palais. Je pénètre une salle truffée d’écrans, et prends place au bord d’une immense table autour de laquelle campe un petit groupe fort hétéroclite. Outre le premier ministre, que je reconnais à son air suffisant, ses propres chargés de communication et mes homologues du cabinet, se trouvent là des individus que je ne côtoie pas. Il y a quelques scientifiques aux costumes moches et beaucoup trop grands, que j’ai aperçu lors de l’affaire G.T. Mais il y a aussi trois personnages étranges à ma droite. Ils ne portent pas de costumes, mais de vieux ensembles gris faits d’un genre de coton étonnamment épais. Ils sont pâles et immobiles. Je perçois un vent froid provenant de leur direction, comme si trois climatisations humaines siégeaient à ma droite. Le président rentre un téléphone à l’oreille. Il prend quelques minutes pour terminer sa conversation. Je peux entendre quelques bribes : « d’accord », « faisons cela », « je vois avec eux », « n’ayez crainte, elle s’implantera ici comme ailleurs ». Puis il raccroche, s’assoit en bout de table, et s’adresse à la petite assemblée :

– Bon, messieurs, merci d’être venus sans tarder. Je vais être direct, la cellule grise est activée car nous éprouvons de nouveau des difficultés avec les avancées G.T. Les proportions en termes d’image sont maintenant énormes, c’est pourquoi vous êtes ici.

Je n’ai jamais compris l’entêtement du gouvernement à mettre en place ces fameuses antennes G.T. Il s’agit des stations de base de déploiement de la toute dernière génération de téléphonie mobile. Les performances à venir, vantées par mes collègues aux larges costumes, seraient inespérées. Seulement, il y a quelques couacs. Déjà, avec la génération précédente, les incidents « sanitaires » s’étaient multipliés. Au début, le gouvernement de l’époque avait eu à faire à des cas habituels d’infertilités, d’insomnies, ou encore de baisse des défenses immunitaires. Puis, des cas de démences subites s’étaient multipliés. Lors de sa campagne, le joli président à ma gauche avait annoncé qu’il prendrait toutes les mesures nécessaires pour résorber ce grave problème de santé publique. Il se garda bien cependant de préciser qu’il connaissait les corrélations étonnantes avec les tests de performance des réseaux ; pourtant susurrées à son oreille par le même genre de coquins que ceux siégeant en face de moi. Après son élection, les tests avaient continué avec une intensité toujours plus croissante. Le mois dernier, j’ai dû discréditer un toubib franc tireur qui multipliait les alertes auprès de l’ANSP et dans la presse, au grand dam de l’ANSP elle-même. Mon habilité avait été grandement appréciée et il semblerait qu’elle soit de nouveau sollicitée avec impatience par le président lui-même.

– Gravelec nous a joué un sale coup, il a posté hier soir des vidéos de ces travaux à l’ensemble de la liste de vigilance. Nous ne savons pas comment il a obtenu ces contacts. Il s’agit, soit d’un piratage de haut vol, soit d’une trahison interne. Quoi qu’il en soit, je m’adresse d’ores et déjà à nos amis des MP ici présents : peut-on intervenir sur un nombre aussi important d’individus ?

Une climatisation humaine, impassible, prend la parole :

– Assurément non, Monsieur le président. Nos forces, mises à mal par les résurgences du cartel des eaux propres, ont déjà le plus grand mal à neutraliser ce curieux monsieur Gravelec.
– Je vois…Votre utilité paraît de plus en plus relative, de surcroît face à l’arrivée de nos nouveaux outils…
– Nous avons déjà alerté Monsieur le président sur l’inutilité de ces gadget électromagnétiques. Nous soutenons qu’ils ne peuvent engendrer que résistances, à la fois de l’esprit, mais aussi des organisations d’opposition politique. Leur utilisation empêche tout ciblage des interventions et perturbe nos propres agissements. Il s’agit d’outils peu subtils utilisés par des êtres à la sensibilité bovine…

La tension monte, le premier ministre intervient :

– Certes, nous entendons vos réserves. Nous avons cependant une contre-attaque à mettre rapidement en place. Mes services proposent de s’orienter vers une action de groupuscules d’extrême gauche, ou droite. Gravelec, déjà sympathisant, apporterait son soutient dans le but de sauver son image.

Je digère doucement ces échanges dont je commence à percevoir les enjeux. Mais déjà le président se tourne vers moi :

– Une idée peut-être chez mes propres services ?
– Eh bien…rrmh…Monsieur le président, il m’est délicat d’intervenir sans connaître…rrmh… plus concrètement le… théâtre des opérations.
– Jeune homme, vous êtes spécialiste com, nous avons besoin d’une réponse com.
– Je dirais que…j’imagine cette liste de vigilance assez fournie. Il faudrait donc rapidement empêcher toute riposte publique organisée, du moins sur le territoire national. Vos ennemis extérieurs doivent déjà être aux aguets, il faudrait les mettre dans la boucle…J’ai cru comprendre le mois dernier que beaucoup de composant G.T venaient d’Asie…Nous pourrions donc partir d’une attaque extérieure apportant un soutien logistique à Gravelec. Cette attaque massive provoquerait un blackout du réseau sur le territoire, ce qui minimise toute interopérabilité de la liste de vigilance. Il faudrait dès maintenant contacter les opérateurs pour…

Le président se tourne vers les scientifiques :

– Quel délai pour bloquer les réseaux ?
– Nous savons précisément où nous adresser, un blackout dans les 4 à 5 heures serait envisageable.
– Bien… Mes services vont peaufiner le scénario d’une attaque chinoise. Dès demain, en conférence de presse, j’évoquerai succinctement cette piste-là…

Je suis assommé par l’enchaînement des décisions. Tout va trop vite. J’ai réagi par réflexe, par stimulus, sans penser que mon scénario serait retenu, ni même écouté. Il y a trop de zone d’ombre pour moi, trop d’acteurs inconnus. Le président, voyant mon désarroi, stoppe ses instructions et s’adresse à moi. J’ai mal à la nuque et je ne comprends pas ses phrases. Il fait un signe à des agents postés debout. Ceux-ci me raccompagnent doucement vers la cour. La berline m’attend. Sur le siège arrière, je prépare avec difficulté mon propre black out. Yohan doit m’aider à m’extraire de la voiture. Il m’aide aussi à monter les escaliers, il est bien ce Yohan…J’utilise mon reliquat d’énergie pour ouvrir la porte, je vois mon canapé approcher, puis c’est la déconnexion.


Réveil difficile, encore. Ma boite crânienne a rétréci dans la nuit. C’est maintenant mon cerveau qui m’agresse, il se déchaîne à coups de masse réguliers sur les parois de mon crâne. La douleur va jusqu’à me faire pleurer, ce qui l’amplifie. Je m’extirpe du salon en me cognant sur toutes les surfaces solides ; j’atteins le couloir de la salle de bain, le placard, la boite, une poignée, de l’eau. Je retourne me tordre en deux dans mon lit pendant une heure. Puis vient le moment où la douleur se diffuse. Je peux éliminer les derniers désagréments à l’aide d’une cuisine légère et vite expédiée… Reste le malaise, dont la persistance m’interpelle. Je repasse la scène de la cellule grise, je cherche à comprendre. Il est clair que l’Élysée peut compter sur des méthodes plus obscures que ma bonne vielle com. Ces M.P. quelle que soit leur appellation complète, semblent utiliser une sorte d’emprise sur des individus ciblés. La G.T les gêne, le gouvernement s’y acharne ; il doit vouloir se passer d’eux et je le comprends. Cela ne relève pas de ma compétence mais cela m’affecte, pourquoi ? Je ne suis pourtant pas homme à m’embarrasser de scrupules inutiles, j’ai pesé ces choses-là lorsque j’ai commencé mes études et j’ai rapidement conclu que si les gens étaient assez bêtes pour croire aux petites fables que je voyais tous les jours à la télévision, il fallait en profiter. Conscient de mon talent, je voyais même là un vaste champ de blé à faucher. Quand bien même il y avait des guerres derrière les mensonges, les nations pratiquaient ce sport depuis des lustres. Quelles différences entre vidéos et catapultes ? Les guerres de pouvoir font des morts, c’est comme ça. C’est comme ça… je n’arrive pas à poser cette étiquette sur les pratiques que je soupçonne aujourd’hui. Je crois que je commence à isoler le cœur de mon inconfort : le libre arbitre. Ce qui me gêne, c’est le libre arbitre. Un putain de cas de conscience ! À moi…Effectivement, je dois l’admettre : le fait que les règles de base de la compétitivité entre individus soit biaisées, je ne l’accepte pas. J’ai misé sur la compétitivité, sur les capacités plus ou moins développées de chacun à comprendre son environnement. Les abrutis rament, les meilleurs sont sur le pont. Mais si les meilleurs sont des imposteurs, où va le bateau ? Cela m’amène d’autres questions : avec qui le président s’entretenait-il en entrant dans la cellule grise ? Il y avait de l’obéissance dans ses paroles… c’était l’armateur du bateau fou ? Le producteur de ce navet de merde ? Et que veulent-ils implanter bordel ? J’essaie de me calmer. J’aimerais appeler des amis mais les rares qu’il me reste encore sont bien loin et bien occupés par leurs familles. Mes parents sont des gens fatigués, à quoi bon les inquiéter ? Je décide d’appeler innocemment le directeur du cabinet pour en savoir plus :

– Bonjour monsieur le directeur, c’est…
– Salut l’artiste ! Alors, tu avances sur la riposte ? Dis-moi tout.

Le ton est cordial mais expéditif.

– Eh bien, j’y travaille. Et concernant les derniers détails, je me disais qu’une aide ponctuelle de ces fameux M.P. Serait la bienvenue…
– Stop ! Laisse tomber ça. Je vais être clair : pour moi, c’était une erreur de te convoquer en cellule grise. Alors, tu oublies les M.P., tu ne sais même pas ce que c’est…bosse sur ta riposte com et appelles-moi quand tu a fini.

Ce n’était pas une bonne idée. Je n’en sais pas plus qu’avant et le directeur devient méfiant. Je n’ai pas envie de suer sur leur riposte à la con. Je n’ai plus la pêche, mes certitudes ont pris un mauvais coup. Bizarrement, je sors le vieux disque dur de mes années de branleur. Je clique, je souris ; j’expire avec mélancolie devant mes amours de jeunesse ; je parcours une autre vie que la mienne. Les heures passent, le téléphone sonne, le jour se lève. Je me lève aussi mais ma vision se brouille. Je perd l’équilibre, m’accroche à une chaise, fais une pause. Et puis le froid…une déferlante de froid me balaye et me cloue au sol. Je ne vois plus rien hormis des nuages lumineux bleutés. J’entends une voix : « incontrôlable, verrouiller ».


Je me réveille sans douleur, ça fait du bien ! Je suis dans mon lit, habillé. J’ai dû me traîner jusque-là en pilote automatique ce matin. Les lumières de l’après-midi flirtent avec la poussière de ma chambre. C’est une danse lumineuse par-delà la gravité…sincère et éternelle. J’apprécie le spectacle. Pas besoin de popote, je suis serein, même les crispations ont disparu. Je me lève doucement, j’allume la radio et le PC. La radio martèle les extraits de conférence de presse sur la nouvelle attaque chinoise. Je jette un œil aux infos locales pour éviter cette mascarade. Je tombe sur une photo du groom vert : l’article annonce l’assassinat d’un proxénète de Seine-et-Marne. Trois balle de neuf millimètres, efficace… J’éteins tout et je saisis mes téléphones portables sur le sol du salon : dix appels en absence sur mon perso, quinze sur le portable d’astreinte. Je veux partir. Ce soir, je me porte malade. C’est crédible au regard de mes dernières sorties de scènes. Après, je préciserai qu’il s’agit de crises de je ne sais quoi, incompatibles avec mes fonctions. Je démissionnerai en fin de semaine, je rendrai l’appartement et ce qu’il y a dedans. Je prendrai un train pour… n’importe où. Et je… BZZztt… Monsieur ! C’est Yohan ! Vous allez bien ? BAM..BAM…Monsieur ! Vous nous inquiétez ! Je décide d’ouvrir à ce brave Yohan.

– Ah ! Je suis ravi de vous voir debout monsieur. Il semblerait que vous ne daigniez point répondre au portable d’astreinte. Je me permets de vous rappeler la règle de…
– Je sais Yohan, mais j’ai des problèmes de santé, il va falloir que je prenne quelques congés je crois.
– A votre aise Monsieur. Vous allez pouvoir l’annoncer en personne au directeur, nous avons rendez-vous. Et rassurez-vous, il vous a déjà trouvé un remplaçant. Ce ne sera certainement qu’une formalité.

Vu sous cet angle, cela me permettrait effectivement de partir plus vite, mettant les choses au clair sur ma curiosité que je gagerai d’enterrer. Je m’habille rapidement, je masque l’absence de douche par mon parfum de luxe et je rejoins Yohan et sa fière berline. L’après-midi touche à sa fin. Les globules sont agités et se regroupent par paquets, ça sent l’embolie… Nous prenons la direction du périphérique, j’interroge alors Yohan sur notre destination.
Vous savez Monsieur, avec l’agitation qui règne au palais, et l’armée de journalistes qui incruste les lieux, les réunions délicates se font maintenant dans des lieux plus calmes.
Normal, me dis-je, surtout si ces quiches de scientifiques ou ces saletés de M.P. Sont de la partie. Après une bonne heure de route plutôt silencieuse, nous nous éloignons de l’agglomération.

– La vache ! C’est que je suis crevé moi, j’espère qu’on va pas au bout du monde…
– Ne vous inquiétez pas Monsieur, nous sommes presque arrivés, le lieu doit être discret pour les raisons que vous connaissez.

Yohan prend un chemin de terre et je suis saisi d’une inquiétude fulgurante. Il m’observe dans le rétroviseur et remarque la chose.

– Nous allons entrer dans un site souterrain classé secret-défense, l’accès se fait sur notre droite.

Yohan n’est pas un bon menteur, je le sais, car je suis, moi, un excellent menteur. Nous sortons de la voiture garée sur un terrain vague, au bord d’une ancienne carrière. Cela me rappelle le terrain de mon enfance, lieu de mes premiers récits, les plus innocents. Le jour se couche derrière les petites falaises de la carrière. Je regarde la lumière faiblir et les panaches pastels envahir le ciel. Puis un énorme clap retentit. En un flash, je retrouve mon terrain vague à moi. Tout est là : le rocher forteresse, mon arbre elfique, la montagne des braves, la jungle des herbes hautes, l’odeur de l’été, les sons de l’insouciance et… Céline ! Je ne me rappelais pas de Céline… Céline était ma compagne de jeux, ma coréalisatrice ; et elle m’attend pour une odyssée lyrique éternelle.

LE CORDON

LE CORDON

« Bonjour, vous êtes bien sur France Info, il est 7 heures, c’est l’heure de notre
point d’actualité. Aujourd’hui, l’événement marquant se passe, encore une fois,
dans notre ciel. En effet, c’est au tour du nord de l’Écosse d’observer ces
fameuses aurore boréales élargies, phénomène extrêmement spectaculaire au
sujet duquel les plus brillants scientifiques s’arrachent les cheveux… »

Au son des informations du jour, Vincent se lève et s’assoit sur le bord de son lit
grinçant. Ses mouvements sont suffisamment amples pour déclencher l’éclairage
automatique, signe que la maison sort du mode veille. Il entend déjà la cafetière
de la cuisine pousser ses premiers grognements. Après un passage aux toilettes
pour vider sa vessie capricieuse, il s’installe sur la grande table du salon. Il se
serre un bol de café « à l’ancienne » et dépose son i-screen au centre de la table,
en prenant soin d’activer l’application infos continues. L’écran holographique
surgit du petit appareil cylindrique et ajuste son orientation après avoir reconnu le
visage de son propriétaire. Vincent a du mal à s’habituer à ces écrans qui
surgissent de partout. Il aurait souhaité les bannir de sa maison, mais son fils avait
tant insisté pour son anniversaire…
Les infos défilent à un rythme quasi-épileptique. L’écran se partage entre vidéos
mal cadrées, plans sur speakers pimpants, gros chiffres clignotants et textes
déroulants que Vincent n’a pas le temps de lire. On y parle bien sûr de
l’événement céleste de la nuit dernière, mais aussi d’une multitude d’actualités qui
revêtent une importance toute relative aux yeux de Vincent : « la dernière
génération de H-balls permet un contrôle instantané du taux de cholestérol
sanguin », « l’Inde est championne d’Asie de Shoot’in, la finale a duré prés de 35
minutes, record historique de longueur… ». Vincent coupe l’application, respire
un grand coup, et règle la transparence des vitres afin d’observer le jour naissant.
Sa petite vallée verte s’illumine de milliers d’étoiles de rosée, embrasées par les
premiers rayons du soleil. La vie grouillant sous les feuilles s’agite et donne les
premières notes d’un jour qui s’annonce radieux. Vincent prend quelques minutes.
Il apprécie le spectacle. Là, devant lui, s’étale sa seule richesse, et la seule qui
compte à ses yeux. Seule petite ombre au tableau, seule fausse note au concert : la
petite pointe métallique surgissant derrière Le Goulet, la montagne d’en face. Il
s’agit de l’usine de recyclage Khéops, du groupe G-Tech ; construite selon cette
géométrie afin de contenir un volume conséquent de batteries en fin de vie. Bien
que Vincent trouve cette bâtisse vulgaire et beaucoup trop rectiligne, il a d’autres
préoccupations pour le moment. En effet, son i-screen hurle depuis 20 minutes
qu’il a reçu un message prioritaire en provenance du tribunal en ligne. Il sait bien
sûr de quoi il s’agit : c’est la réponse au recours qu’il a déposé il y a un mois
contre la Farm-Up, sa nouvelle voisine du haut de la vallée. Derrière cette
dynamique appellation se cache la seule entreprise qui produit la quézakine,
nouvelle molécule star des néo-céréaliers. Celle-ci est synthétisée par une mousse
extrêmement fragile originaire du Chili. Cette joyeuse mousse s’acclimate
difficilement en dehors de ses terres d’origines, hormis sur de rares secteurs isolés
dont les propriétaires touchent le jackpot. Pour les habitants du coin c’est une
autre chanson : restrictions de circulation, restrictions d’activités et pour le
périmètre immédiat : interdiction de consommation d’eau locale. Vincent observe
son puits au fond du jardin, il sait qu’a la lecture de son message hurlant,
l’autorisation d’exploitation sera certainement effective et qu’il deviendra interdit
(et dangereux) de consommer cette eau, l’essence de son trésor. Il sort tirer un
saut, se verse un grand verre d’un demi-litre, et part s’asseoir au fond de son
terrain, face à sa vallée, sereine pour l’instant, mais en sursis très bientôt.

« Bonjour, vous êtes bien sur France Info, il est 7 heures, c’est l’heure de notre
point d’actualité. Notre info du jour est assez légère puisque nous évoquons avec
vous la découverte d’une capsule temporelle datant de 2009. Celle-ci fut enterrée
par les enfants d’un centre d’éducation fermé et découverte hier, lors des travaux
d’aménagement du centre DataFix. Parmi les trésors saugrenus confiés à nos
journalistes, se trouve une collection de graines de végétaux aussi divers
qu’inutiles. Nous redécouvrons ainsi les vaines préoccupations de l’époque, signe
d’un temps où les SitandSeed n’avaient pas encore conquis nos assiettes et nos
artères… ».

Vincent se lève rapidement aujourd’hui, il devance les capteurs de sa
cyberbicoque et allume lui-même la machine à café. Il l’a préalablement rempli
avec de l’eau du puits mise en réserve la veille. Il chansonne de vielles balades du
début du siècle, il esquisse même quelques pas de danse, peu amples mais bien
assurés. Vincent choisi ce matin d’occulter ses déboires judiciaires pour préparer
joyeusement son salon de jardin. À midi, ses amis d’enfance Lilian et Flora le
rejoignent pour un long déjeuner en plein air. Ces bons vieux briscards ! C’est
l’occasion d’évoquer leur jeunesse et l’ancien monde avec nostalgie. A 11 heures,
tout est déjà prêt, le vin doux est sur la table, accompagné de quelques olives de
chez Artur, l’exploitant du piedmont. Un apéro de vieux, dirait-on en ville, mais un
apéro qui aura un goût de madeleine de Proust. Il commande à son i-screen une
playlist d’artistes morts et enterrés, mais dont les paroles gonflent son coeur
fatigué. A 13 heures pétantes, les briscards sont là, leurs belles voitures ovales
s’avancent solennellement et silencieusement sur son chemin caillouteux. Ils ont
programmé leur trajet à l’avance et ont laissé le soin au navigateur de trouver un
point de convergence dans la plaine. Lilian sort en premier, toujours aussi bien
apprêté, mais quelque peu voûté se dit Vincent. Puis Flora sort à son tour, l’oeil
hagard et visiblement contrariée par le trajet sur ces petites routes sinueuses.
Vincent a le temps d’apercevoir l’habitacle en mode couchette avant la fermeture
automatique. Ce n’est pas l’idéal pour la nausée, pense-t-il furtivement. Puis, il les
accueille sans tarder :
– Alors les anciens ! Bon retour chez les sauvages !
– Bonjour l’Hermite, dit donc, c’est de pire en pire pour rejoindre Le
Cordon, se plaint Flora
– Mais c’est que vous perdez l’habitude ! À l’époque on se le faisait à vélo,
tas de vioques ! Allez venez, on s’installe.
Vincent les conduit à table, présentant fièrement sa petite préparation.
– Eh ben, qu’est-ce que tu nous as sorti là ? Demande Lilian, grimaçant.
– C’est le festin typique de nos jeunes années, asseyez-vous.
A peine assis, les briscards sortent leurs i-screen respectifs et les posent sur la
table en écartant les couverts. Rapidement, les écrans surgissent et dynamitent
l’aspect traditionnel de l’apéritif.
– Attendez un peu avant de sortir ces machins ! Parlez-moi un peu de vos
retraites en ville, vous profitez un peu ?
– C’est bien simple Vincent, nous avons tout, les drones nous livrent en un
quart d’heure. Et on bouge partout, quand on veut, les autonomes sont
toujours dispos. La semaine dernière, j’ai fait les Carpates, l’Adriatique et
la Costa Brava ! Annonce fièrement Flora.
– Rien que ça… et tu ne trouves pas le temps de monter de temps en temps ?
À ces mots, Vincent n’obtient aucune réponse, ses amis tripotent les écrans
holographiques sans daigner le regarder. Ils sont apathiques, hypnotisés et
paraissent assez peu disposés aux échanges verbaux. Ils sortent même quelques
portions de SitandSeed dont ils absorbent le contenu via les tubes orange fixés aux
sachets.
– vous savez qu’ils m’ont fait condamner mon puits, la Farm-truc de là-haut,
vous avez devant vous l’une de mes dernières bouteilles.
– C’est pas trop tôt mon Vins, répond Lilian. Tu t’empoisonnes depuis trop
longtemps avec cette vielle soupe de cailloux. Tiens regarde la nouvelle
gamme W.C.
D’un geste, Lilian fait pivoter son écran en direction de Vincent. Il y voit un
florilège de bouteilles d’eau aux formes incongrues et aux parfums qui lui
semblent totalement inappropriés : thym du Jura, gingembre des Pyrénées, papaye
des Cévennes…
– Vous ne voulez pas que je vous fasse voir leurs installations ? c’est
effrayant ! Ensuite, on pourrait se faire une petite ballade jusqu’aux chutes
du Mas Coston.
Flora s’est plongée dans une partie de Mindgame sur laquelle elle s’acharne
depuis un an maintenant. Mais elle trouve le temps de s’opposer :
– Marcher sur ces chemins casse-chevilles ! Non merci ! Désolé, mais je
repars dans une heure pour Marrakech, je passe 2 jours sur l’hyperplage
qui a été rechargée en sable propre le mois dernier.
Lilian acquiesce :
– Oui, tu sais Vincent, on est juste venu te saluer. Pour ma part, je m’interbranche
sur le festival green and mix qui commence ce soir.
Vincent, résigné, n’insiste pas. Il laisse ses invités vaquer à leurs occupations :
mails, vidéos, actus, games et accessoirement, bouffe dégueulasse.
Rapidement, les briscards reprennent la route, engageant Vincent à venir les voir
au plus vite, « pour profiter des bienfaits de la civilisation », lui disent-ils.
Celui-ci marmonne une réponse pseudo-affirmative et laisse s’éloigner ses vieux
amis après des au revoir plutôt froids.

« Bonjour, vous êtes bien sur France Info, il est 7 heures, c’est l’heure de notre
point d’actualité. Aujourd’hui nous évoquons avec vous les tractations en cours
entre le bloc océanique et Madagascar, principal fournisseur de zirconium de la
planète. L’Organisation du Traité Sino-Américain, l’OTSA, a fait savoir sa vive
opposition au sujet de ces accords. L’OTSA alerte la communauté internationale
de la menace croissante que gouvernement totalitaire malgache fait peser sur les
équilibres économiques du secteur de l’énergie… »

Vincent se réveille lentement. Il laisse la maison se presser toute seule, comme si
l’avenir lui appartenait. Pour sa part, il se sent seul. Il pense à son ex-femme,
partie il y a bien longtemps. Il pense à son fils, qui vit sa vie en bas, réussissant à
merveille dans un monde qui, lui, le dépasse. Il pense à ses amis, qu’il ne reverra
certainement qu’en de trop rares occasions. Il a une boule dans le ventre. Une
boule diffuse et douloureuse. Il connaît cette boule et pensait que son age avancé
l’avait mis à l’abri des déceptions et de la tristesse ; illusions de vieil imbécile se
dit-il. Ses réserves d’eau sont finies, et l’écran de la cafetière annonce un réservoir
vide. Alors il se résout à utiliser l’eau du robinet pour préparer son café. C’est
également la W.C., la Water Company qu’évoquait fièrement Lilian, qui détient le
marché d’approvisionnement en eau potable de la région. Vincent n’a jamais
compris par quels circuits se faisait l’approvisionnement de son hameau,
s’étonnant qu’on cherche à distribuer une eau si lointaine dans une vallée
disposant déjà d’une ressource de grande qualité. Maintenant, il n’a plus le choix,
il doit boire l’eau du robinet ou de l’eau en bouteille aromatisée au jus de cactus…
Quoi qu’il en soit, son fournisseur est maintenant la W.C. Avant le café, il se serre
un petit verre d’eau du robinet et le porte prudemment à ses lèvres. Le jugement
est sans appel, il lui semble boire de l’eau de piscine filtrée par un tas de ferraille.
Malgré ce goût plus que désagréable, Vincent avale et repose le verre presque
plein dans l’évier. Le café est prêt. Au moins se dit-il, les arômes puissants du café
masqueront tout ça. Il prend son bol et va s’installer au jardin. Le temps est
couvert et des bruits industriels désagréables s’échappent conjointement de la
Farm-up et de Kéops. Ce concert-là masque tous les autres sons, si bien que
Vincent se résigne à rentrer et à consulter son i-screen. Celui-ci lui annonce
qu’une mise à jour importante est en cours de téléchargement et que les
performances en sont momentanément altérées. Alors, il s’assoit et sort d’un
placard son vénérable laptop poussiéreux. Après le démarrage lent et poussif de
l’engin, Vincent retrouve de vieux fichiers photo enfouis dans les méandres des
dossiers oubliés. Il se risque à l’ouverture de certains, dont les noms lui rappellent
quelques heures bien lointaines : anniv_jano, rando_briscards, fete_20a,
concert_PF_, soiree_fin_exam, accouchmt_alex, vacances_med, course_cmg,
promotion_insp… Il passe la journée à faire défiler les pixels de sa jeunesse,
avachi sur son canapé, dans la pénombre cédée difficilement par les vitres
teintées.

« Bonjour, vous êtes bien sur France Info, il est 7 heures, c’est l’heure de notre
point d’actualité. Et c’est une bien triste nouvelle que nous apprenons en ce jour,
celle de la disparition du tout dernier éléphant d’Afrique. En effet, malgré les
efforts répétés du réseau wild discovery, cette espèce s’est montrée désespérément
incapable d’assurer sa propre survie. On peut bien heureusement se consoler, et
redécouvrir ces grotesques pachydermes grâce aux plates-formes XD immersions
qui proposent des visites de troupeaux plus que réalistes … »

Vincent se réveille nauséeux. Ses gestes ralentis et approximatifs tardent à
déclencher les capteurs de mouvements. Le flash lumineux qui s’ensuit lui agresse
les rétines et renforce une céphalée jusque-là diffuse. Son estomac grondant et se
tordant dans son abdomen le contraint à se lever prestement. En sortant des
toilettes, il a la gorge extrêmement sèche. Il descend l’escalier péniblement et se
soulage frénétiquement en buvant l’eau à même le robinet de la cuisine. Ensuite, il
s’installe au salon en grognant quelques insultes de son temps et entame son rituel
matinal. Bizarrement, l’éclairage bleuté de l’écran, dominant fièrement la table,
calme son mal de tête. Il peut ainsi apprécier calmement son café bien tassé.
Apaisé par l’écran, il ne cesse d’ouvrir fenêtre sur fenêtre, afin de creuser les
sujets du jour. Il fait fi des publicités récurrentes et parcourt ainsi des continents
entiers de données actualisées en temps réel. À midi, il pose l’i-screen sur son
socle de recharge et laisse l’ordinateur central de la maison choisir une playlist
parmi les millions de titres disponibles en mémoire. À la surprise de Vincent,
l’algorithme sélectionne plusieurs chansons de l’antique groupe fétiche de son
père : les Pink Floyd. Tout en auscultant les quelques sachets de sitandseed cédés
gracieusement par Flora, il écoute ainsi « another brick in the wall », « welcome
to the machine » ou encore « comfortably numb ». Il s’assoit et absorbe deux
sachets dont il ne soupçonnait pas la saveur étonnamment subtile. Puis, il saisit
son précieux i-sreen, maintenant opérationnel après dix minutes de charge, et
reprend sa navigation aléatoire. Il apprend ainsi que l’isolement sociologique et
l’absence de techno-stimulation consciente provoquent une atrophie irréversible
du système nerveux central. Il découvre que les éléphants d’Afrique étaient
porteurs de la souche H7M15 du virus de la grippe, potentiellement mortelle pour
l’ensemble de la population subsaharienne. Il s’étonne même des ravages,
pourtant validés de longue date par les gastro-hémato-psychiatres, de la
consommation d’eau primaire sur l’équilibre psycho-affectif des individus proto-
schizophrènes. Après quelques heures, il se sent, lui aussi, à jour ; conscient des
défis de l’humanité, et légitime à interagir, lui aussi, sur ces sujets
incontournables. Il sélectionne son film du soir, « liberty day 4 », un brûlot sans
concession sur les exactions hispano-islandaises durant la guerre armoricaine. Il
part se coucher, repus d’informations et soulagé d’être enfin membre de cette
communauté mondiale à laquelle il a si souvent tourné le dos. Vincent laisse
défiler les images héroïques et s’endort serein devant l’écran.
Pourtant, dans la nuit, quelques volutes colorées animent le plafond de sa chambre
et le sortent de son sommeil du brave. La teinte non saturée des vitres laisse filtrer
un spectacle à la fois somptueux et inquiétant : de gigantesques panaches
lumineux prennent possession du ciel de la vallée, plongeant les lieux dans une
atmosphère de conte fantastique. Dans un demi-sommeil, Vincent se questionne :
est-ce les aurores boréales qui s’invitent jusque sous ces latitudes ? Est-ce ses
inquiétantes voisines qui entament leurs chants du cygne ? Est-ce la guerre de
l’énergie qui touche ce soir sa paisible vallée ? Est-ce le ciel qui s’insurge de voir
disparaître une à une les plus nobles des créatures terrestres ? Est-ce une
cérémonie de bienvenue dans le monde connecté ? Celui des écrans ? Celui des
ondes ? Celui des dieux ?