L’éclat des ombres – Chap. 8

L’éclat des ombres – Chap. 8

Jeudi soir. Je stresse et je m’impatiente. J’observe les minutes se traîner avec défiance. Je n’ai pas eu le courage de retrouver mon bureau ces deux derniers jours. J’ai appelé la mairie pour m’annoncer malade, sans jeux d’acteur outrancier destiné à crédibiliser la chose. j’ai dû prononcer une dizaine de mots. Santiago m’a appelé hier pour me fixer rendez-vous devant chez moi ce jour même.

Mais il tarde un peu trop. Je m’énerve puis je me dis que tout ceci est une mauvaise blague, Santiago a du passer à autre chose, il a toujours été un peu dingue. Il doit faire le même cirque à toutes les connaissances qui acceptent encore d’écouter ses histoires rocambolesques. Puis j’entends klaxonner avec insistance, un vieux son poussif et métallique qui fleure bon le siècle dernier. Je regarde par la fenêtre et je vois un combi volswagen bleu pâle fatigué. Sur son côté se tient le Santiago nonchalant. Il me voit et me fait signe de la main, je réponds du même signe et je regroupe mes affaires. En descendant l’escalier, je me questionne sur le sens de cette escapade. A mon arrivée, face à mon visage tendu, il prend les devants 

 – alors, tu est prêt pour le grand saut ?

 – Je sais pas trop, j’ai surtout beaucoup de questions tu sais….

 – allez, détend toi un peu et installe-toi

Je m’installe donc tant bien que mal au milieu d’un fouillis sans nom. Il y a une caisse de vieux bouquins, des outils centenaires, des sacs de pâtes, de riz, des vêtements crasseux et des bouteilles d’eau. Santiago démarre sans plus de commentaires et prends la direction du nord par la nationale des montagnes. Le soir s’installe et je vois le ciel nous accueillir par ses couleurs tendres. Après plusieurs minutes trop longues je l’interpelle :

 – Ok, tu peux me dire où l’on va ?

 – Alors… on prends la direction du mas propre, c’est un lieu protégé. Je vais pouvoir t’apporter quelques explications.

 – Il est a toi ce mas ?

 – Non, je n’ai pas ce genre de propriété, il appartient à un réseau dont je fais patrie.

 – Un de ces réseaux connectés ?

 – C’est bien, tu suis ! Le nom de ce réseau est la ligue des eaux propres. Nos opposants nous appellent le cartel des eaux propres, peu d’imaginatif si tu veux mon avis…

 – Et on rejoint du monde ?

 – Il y a toujours un peu de monde au mas propre mais nous discuterons beaucoup tous les deux, cela va être suffisamment chargé.

 – Il va te falloir trois jours pour m’expliquer tout ça ?

 – Pas vraiment, je vais aussi t’observer. Bien que je te connaisse, bien que je sache que les eaux t’apprécient, je dois jauger ta réceptivité.

 – Et merde, on dirait un séminaire d’intégration.

 – Tu n’es pas si loin du compte. Tu dois comprendre que nous sommes méfiants. Les récents événements survenus dans ta vie doivent t’alerter sur un fait : il y a une guerre qui se joue hors de la matière, et tu es partie prenante maintenant. Cela implique beaucoup de choses.

J’observe le ciel qui noirci. Bien que mon mental m’envoie des signaux d’alerte classiques liés à son inconfort, je comprends que je suis au bon endroit. Il est clair qu’entre mon bureau et mes soirées foireuses, ma vie manque de sens. Il est clair que Santiago et son arrivée en fanfare ont réveillé en moi un certain enthousiasme trop longtemps enfoui. Je pense à Éloïse et j’espère qu’elle ne se jette pas dans la merde, j’espère que didi la laisse tranquille. Je culpabilise. J’hésite même à en parler à Santiago. Peut-être pourrait-on passer la chercher ? Peut-être pourrait-elle avoir une place dans cette fameuse guerre immatérielle ? Mais je regarde mon ami et je comprends qu’il a un objectif trop précis pour subir quelques imprévus. Je regarde maintenant les bandes blanches qui défilent sur la route sinueuse. Ces flèches blanches filent sous le moteur du combi sans discontinuer. Elle frappent la calandre comme les minutes frappent mes os. Mais les lignes qu’elles dessinent ne dressent-elles pas le tableau du présent ? N’est-ce pas ça, ce qui existe ? Ni passé ni futur, juste les mouvements de l’instant qui incrustent les surfaces, juste les amplitudes qui se jouent des espaces figés… Je divague un peu, voir beaucoup, et je ressens une fatigue qui m’assaille au son de la musique stellaire de Siantago. Je plonge dans un lourd sommeil bercé par les vibrations du combi et ponctué de rêves à la thématique maintenant récurrente. L’un d’entre marque ma mémoire : je suis immergé en mer lors d’une tempête, le paysage est superbe malgré l’agitation héritée de la surface. Puis j’aperçois Lullinois équipé d’un vieux scaphandre et muni d’un gros harpon qui me charge comme un fou furieux sur un champ de bataille. Le rêve s’arrête là. Je suis réveillé maintenant, seul dans le combi garé au milieu d’une cour dont je saisis les contours grâce au jour naissant. Plusieurs secteurs sont éclairés dans une grande bâtisse en forme de U que j’observe s’éveiller. Je vois quelques silhouettes passer devant les fenêtres, sans empressement particulier. Depuis une grande entrée faite de deux énormes battants en bois massif, j’aperçois Santiago qui s’avance vers le combi. Sa démarche est nettement plus pressée que les placides silhouettes parcourant le mas. Il est rapidement à ma hauteur :

 – bon, pour l’instant on reste dans le coin

Il s’installe au volant, roule quelques centaines de mètres et gare le véhicule en lisière d’une forêt toute proche.

 – on va marcher un peu

 – ok mais il fait pas un poil sombre ?

 – ça va vite s’éclairer, tu va voir

Nous marchons à pas soutenu sur un sentier rocailleux que je distingue à peine. Par moments, je j’enrage et je jure contre ces saletés de cailloux. Santiago reste silencieux, il est extrêmement agile et j’entends à pleine les frottements des ses vêtements trop amples. Nous arrivons sur une crête arrondie et dégagée. La clarté est saisissante par rapport au sous bois dans l’aurore. Mes yeux doivent s’habituer et je plisse mon visage en collant une main sur mon front. Santiago s’assoit sur un rocher large et plat affleurant sur la crête. Je trouve une place à ses cotés. Nous observons le soleil s’emparer de la plaine par touches dorées. Santiago attend que la plaine s’éveille, peut-être pour ne pas être celui qui rompt le silence, puis il me lance :

 – Tu te rappelle d’Héléna ? Que tu as rencontré en Pologne il y a plusieurs années ?

 – Oui, très bien, une fille singulière, qui a marqué ma mémoire.

Je n’en dis pas plus mais j’ai effectivement un souvenir très précis de la demoiselle. Je l’avais rencontré en 2008 lors d’un colloque inter-universitaire dont la thématique m’échappe complètement. En revanche, le regard et les paroles d’Héléna sont encore frais comme s’ils dataient de la veille. Elle ne s’embarrassait pas des banalités inhérentes aux rencontres et s’adressait à moi sans aucun filtre ou protocole préalable. Je me rappelle qu’elle me demandait avec insistance « why do you look so sad ? », question qui me désarçonnait et pour laquelle je n’avais pas de réponse. Ajoutez à cela un charme mystique et un regard perçant comme un pique à glace et vous obtenez un souvenir persistant.

 – Héléna est un personnage de premier plan de la ligue, elle est aiguilleuse. C’est à dire qu’elle détecte les personnes susceptibles d’intégrer la ligue ou de nous apporter de l’aide. Il s’avère qu’elle a choisi de te garder sous sa surveillance depuis votre rencontre. Tu n’avais clairement pas les capacités de nous rejoindre mais elle a perçu une consistance chez toi. Elle m’a contacté le mois dernier en me chargeant de t’approcher, étant donné nos lien passés, desquels elle connaissait la teneur grâce à ses facultés. Ne me demande pas comment ça marche, je n’en sais putain de rien du tout !

 – Je crois que je me doutais qu’elle n’était jamais très loin de moi… Mais là… et … comment tu m’as retrouvé ? Et comment tu sais pour les trucs qui m’arrivent en ce moment ?

 – Te retrouver n’a pas été bien compliqué mon garçon, je te rappelle que tu habite la même ville que lorsque je t’ai connu. Avec une ville et un nom, on trouve facilement quelqu’un… Je n’ai pu trouver que ton lieu de travail grâce à l’organigramme de ton service, mais cela m’a permis d’obtenir ton portable en usurpant les RH auprès d’une secrétaire.

 – Et pour le reste ?

 – Ce qui t’arrive est arrivé à beaucoup d’entre nous, c’est pour toi quelque peu précipité. En général, la lune est un puissant catalyseur de notre éveil ; il est fort possible que tu sois entré plus ou moins en transe devant la lune pleine, sans forcément t’en rendre compte. La suite du processus est en général plus lent. Des flash, dont une partie est générée par les aiguilleurs, nous arrivent au compte gouttes. Cela prend des années et beaucoup ne s’y intéressent que très peu et donc, ne poursuivent pas le chemin vers nos rangs.

 – Ce qu’il m’est arrivé m’a l’air plutôt « précipité » comme tu dis. Et je t’avoue que je ne déborde pas d’enthousiasme à l’idée de vous rejoindre.

– Certes, ton cursus est particulier. De plus, ton lien avec Héléna et tes déconnexions chaotiques ont précipité les choses. Je reviendrai là-dessus mais pour l’heure, nous descendons. Nous allons manger et ensuite je te montrerai un endroit où tu pourras te reposer.

 – C’est que j’ai moyennement sommeil, j’ai besoin de savoir où je mets les pieds tu comprends. Et j’aimerais bien voir Héléna, elle est ici ?

 – Héléna n’est pas là, tu la verras si besoin, et quand elle le souhaitera. Pour le sommeil, ça va venir assez vite là où tu seras installé. Nous avons des enceintes extrêmement propices au repos et bénéficiant d’une protection suffisante. Les états subtils de la conscience sont primordiaux pour nous, tes phases de sommeil en font partie et tu ne peux t’en exonérer, surtout à ce stade.

A cette injonction, je ravale mes questions et j’emboîte le pas du bonhomme. Nous entamons le chemin du retour au sein d’un bois maintenant clair et duquel je saisie la richesse biologique par tous mes sens. Cela me donne une impression agréable, comme si certains canaux s’étaient désobstrués en moi. Je souhaiterais m’attarder et flâner dans le bois comme une écolière mais le programme n’est pas celui-là. Nous récupérons la voiture et nous la garons dans la cour de tout a l’heure. Santiago me guide dans le dédale des innombrables couloirs du Mas Propres. Je découvre un monde insoupçonné où chaque secteur, composé de deux ou trois pièces, semble dédié à une activité dont je n’identifie que rarement la finalité. Il y a néanmoins une constante, chaque secteur abrite une ou deux personnes, installées confortablement sur des sortes de gros coussins circulaires, et en état plus ou moins léthargique. La concentration de chacun sur ses tâches respectives et l’aspect cérémonial des lieux m’engage à repousser mes nouvelles questions à plus tard. Nous pénétrons une salle un peu plus grande dans laquelle une longue table de bois massif occupe un espace respectable. Quelques miches de pain et quelques paniers de légumes sont disposés de façon aléatoire. Santiago me désigne une place en bout de table où trône un panier bien garni.

 – Tu vas pouvoir t’allonger, après le repas, dans une salle toute proche.

 – Je vois que le programme est carré. Tu as pas un bouquin pour que je m’occupe ?

 – Tu vas dormir crois-moi. Tu as croisé tout à l’heure des personnes silencieuses, assises sur des coussins, plus ou moins en transe…

 – Oui, et …

 – Et je te remercie d’avoir gardé tes questions pour toi. Il s’agit de nos protecteurs. L’un d’entre eux sera présent dans ta salle de repos et émettra des vibrations qui favoriseront ton sommeil.

 – C’est que j’ai pas trop envie qu’on manipule mon sommeil moi, j’aime bien mes dodos à l’ancienne. A la limite, si tu as un petit peu de weed…

 – Ton sommeil ne sera pas vraiment manipulé mais encouragé et surveillé. Il sera nettement plus naturel et serein ici qu’en bas. N’as-tu pas récemment subi quelques cauchemars désagréables, avec des rencontres inquiétantes ?

 – Il y eu un épisode dans un genre de château perché, plutôt inquiétant en effet.

 – Tu as certainement reçu la visite des maîtres penseurs, des ennemis en somme. Ici, ils ne viennent pas. Je te le rappelle, nous sommes en guerre et les forces que nous avons en face de nous ne débordent pas de scrupules. Ils te cherchent et je ne sais pas ce qu’ils veulent faire de toi, mais à mon avis, c’est pas pour une partie de tennis…

 – Je vois…C’est pour éviter leur visite que tu me parles de surveillance ?

– En réalité, la protection contre les maîtres penseurs s’applique à l’ensemble du Mas. Le protecteur s’assurera, bien entendu, qu’on ne puisse t’atteindre malgré ce bouclier, mais il aura aussi un œil sur les symboles susceptibles de surgir durant ton sommeil.

 – Ça veut dire qu’il sera dans ma tête ?

 – Pas réellement, disons que…si ton sommeil était un lac, il serait sur la berge pour surveiller l’agitation perceptible depuis la surface. Les symboles sont des clefs dans nos parcours et sont aussi des armes dans cette guerre. Malgré la présence du protecteur, tu vas devoir être attentif car tu seras seul « en profondeur ». A ton réveil, je serai là et nous débrieferons. Un dernier point sur l’usage de substances psycho-actives : tu le sais, j’étais un adepte jadis mais l’entrée dans le monde subtil nous interdit cela. Certains protecteurs en utilisent dans des cas précis, mais pour nous, soldats, c’est un peu comme si nous retirions nos boucliers sous une pluie de flèches. Donc je te le répète une dernière fois, tu stoppes ces choses là.

Santiago me mène dans une salle située deux couloirs plus loin. Elle est assez grande pour contenir une trentaine de personnes et une imposante cheminée en occupe l’un des immenses murs en pierres jointées à l’ancienne. Un homme est assis non loin de l’entrée sur une chaise, il est plongé dans la lecture de ce que je crois être un magazine scientifique. A notre intrusion, il se lève et accueille Santiago d’une vive pongée de main. Je comprends alors qu’ils ne sont pas étrangers. Puis il me toise pendant une paire de secondes.

 – Voilà donc l’ami d’Héléna, fraîchement débarqué de la surface !

Il me tend alors la main que je serre avec nettement moins de vivacité que mon ami. Il me propose de prendre place sur l’un des quelques lits disposés dans la partie centrale de la pièce. Ils sont rustiques mais n’ont pas l’air inconfortables, ils sont constitués de matelas couverts de tissus aux couleurs chaudes et disposés sur de vagues sommiers en bois. J’enlève mes chaussures et je m’installe. Santiago s’éclipse en me saluant discrètement, me laissant seul avec mon nouvel acolyte. Celui-ci saisi un gros coussin parmi quelques uns amassés sur un lit et le dispose sur le lit le plus éloigné du mien. J’ai ainsi la confirmation qu’il s’agit d’un protecteur, malgré nos présentations qui ne le présageaient guerre. Il enlève également ses chaussures et s’installe en tailleur sur le coussin. Il ferme les yeux et me lance d’une voix beaucoup plus calme que l’instant d’avant :

 – Bon repos mon ami !

A ces mots, je ferme les yeux aussi, sans grande conviction d’accéder au sommeil dans cette configuration. Mes pensées divaguent alors, comme à leur habitude. De nouveau, je m’inquiète pour Éloïse, je voudrais l’avoir à mes cotés, passer une nuit avec elle. Je me rappelle également Héléna la mystérieuse, je tente de saisir d’éventuels sens cachés dans ses paroles mais ma mémoire flanche. Après une poignée de minutes, je bascule sans difficulté dans un sommeil doux et profond. Les phases de rêve arrivent immédiatement, elles me semblent plus rapprochée et plus intenses que d’ordinaire. Tout d’abord, je vole, et ça fait sacrément longtemps que je n’avais pas voler dans mes songes. C’est agréable, je ressens une puissance m’extirper du sol, les paysages se dessinent sous mes pieds et les nuages m’offrent un spectacles inédit chez les rampants. A cela s’ajoute la faculté fort pratique d’atteindre n’importe quel endroit de la planète par le seul fait d’y penser avec une légère insistance. Étonnamment, je choisi d’aller visiter une vieille grotte découverte lorsque j’étais enfant avec quelques copains téméraires. Je m’engage dans le noir et découvre au bout d’une centaine de mètres une forêt luxuriante, de type forêt équatoriale. C’est grandiose, je m’y promène nonchalamment lorsque je suis projeté involontairement dans un autre lieu. Je me retrouve en plein milieu du lit d’une rivière extrêmement large et aux caractéristiques étonnantes ; en effet, une dizaine de petits lits sont imbriqué dans le lit global. Les petits écoulements composent ainsi un réseau en forme de tresse géante que je me plais à parcourir. Maintenant, je ne vole plus mais j’effectue des sauts planés me permettant d’enjamber aisément les nombreux chenaux. Je perçois des eaux à la clarté limpide couvrant des galets cristallins, j’observe également des eaux plus turbides, teintées d’un marron insondable et repoussant. Préférant les eaux pures, je me pose sur un atterrissement végétalisé planté au milieu de celles-ci. J’examine les arbustes qui maintiennent cet îlot paisible par leurs racines plongeantes. Je suis du regard les insectes parcourant ce petit monde sans empressement. Puis je m’attarde sur la mosaïque hypnotisante que compose les galets polis au fond de l’eau. C’est une œuvre de génie, comme une émotion de la terre, un sourire imprimé sur le sol. Après quelques temps dédiés à la contemplation, je remarque une tache noire au beau milieu de mon œuvre d’art. Je m’approche en plongeant mes pieds dans l’eau fraîche et distingue une roche plus massive posée au fond du lit. Arrivé à son niveau, j’éprouve une sensation désagréable face à ce bloc à la couleur de charbon. Mes os vibrent et mes nerfs ondulent provoquant une douleur profonde. J’essaie de crier lorsque j’entends une voix grave : «ok, je te sors ». Je me réveille dans la salle du Mas propre, au coté du protecteur qui me lance :

 – Je t’ai sorti car il y avait une agitation négative, une polarisation qui n’est pas la notre.

Je reprends mes esprits et pour l’heure, j’éprouve une certaine gratitude à l’égard du bonhomme.

 – En effet, c’était paisible jusqu’à la découverte d’une grosse pierre noire. Est-ce que vous savez ce que c’est ?

 – Pas exactement, mais c’est intéressant ; as-tu rencontré quelqu’un ? Ou bien dialogué avec une entité ?

 – Je n’ai parlé à personne, ni à quoi que ce soit. La seule voix que j’ai entendu était la tienne, juste avant mon réveil.

Je n’ai pas remarqué Santiago qui se tenait sur un lit de la pièce, du coté de ma tête.

 – Je ne pensais pas qu’on pouvait le traquer ici.

Le protecteur reste pensif quelques secondes puis nous fait part des son analyse :

 – Je ne crois pas qu’il est été détecté. On dirait effectivement une sorte de balise, mais je n’ai perçu personne ; Peut-être n’ont-ils pas eu le temps. Quoi qu’il en soit, pour les prochaines phases, nous devrons être plusieurs à l’accompagner.

Santiago le remercie et nous quittons la pièce, laissant l’homme en position du penseur de Rodin. Nous flânons un peu dans les couloirs étroits du Mas propre. Certains murs sont habillés de symboles étranges dans lesquels la géométrie circulaire est dominante. J’interroge mon ami qui m’avoue en connaître assez mal les différentes significations. Il me parle de cycles, d’équilibre énergétique et même d’astronomie ; il me dit que les symboles sont sensés renforcer la protection du Mas, mais il admet également qu’il est lui-même assez sceptique quant à l’efficacité du dispositif.

 – Si tu veux mon avis, il s’agit plutôt de rassurer certains membres. Ce qui est assez paradoxal, c’est que ça marche car les membres confiants sont moins sujets aux attaques.

Nous débarquons en début de soirée dans une sorte de remise où s’entasse un volume conséquent de matériel en tout genre. J’aperçois essentiellement du matériel destiné aux excursions à l’extérieur : cordes d’escalade, lampes de toute sorte, sacs, jumelles, tentes… il y a aussi des fusils de chasse sur un râtelier fixé au mur, et beaucoup d’autres « bricoles » en vrac. Santiago saisit des couvertures, des tentes et une grille de cuisson. Je l’interroge alors sur ses intentions :

 – Tu comptes partir en randonnée ?

 – Pas vraiment, ce soir c’est la pleine lune et on bivouaque dehors. Il faut quand même que je vois qui doit nous accompagner.

Santiago sort dans la cour, entrepose le matériel dans un coin et se dirige vers le portail d’entrée. Je le vois alors discuter avec mon protecteur de sieste et deux femmes, l’une d’âge mûr et l’autre assez jeune. Il revient d’un pas décidé et m’annonce que le trio nous accompagne. Il me dit que nous les laissons se préparer rapidement et qu’ensuite, nous partons pour un point haut, au sud. En à peine 5 minutes, les renforts sont prêts et nous rejoignent dans la cour. Je salue les deux femmes qui me décochent un large sourire sans s’éterniser en présentations. Notre groupe se met alors en marche, à pied, sous un ciel encore clair mais qui, vu l’heure, ne saurait le rester très longtemps. Santiago mène le groupe et prend la direction annoncée. Il nous presse légèrement mais garde l’esprit à la contemplation. Nous sommes silencieux. La forêt, que nous pénétrons lorsque les pentes s’accentuent, se tait également. L’ambiance se mystifie à chacun de nos pas et je commence à aimer ça. Je suis en dernière position de notre petite file et cela m’autorise quelques flâneries dans l’obscurité qui nous avale. J’observe le sous-bois gagné par les ombres et j’écoute avec attention la faune devenue discrète. Arrivés sur quelques hauteurs, les arbres dispersés nous dévoilent peu à peu notre spectacle nocturne. Les reliefs qui nous entourent se partagent les caresses discrètes de la pleine lune ; du bout de ses lueurs, elle révèle les cimes endormies de l’arène végétale. Santiago indique une zone déboisée et plane, à une centaine de mètres de la crête.

 – On s’installe à l’étage du Boscau

Les deux femmes s’égayent à ces paroles et je m’impressionne de la pointe de vitesse athlétique qu’elles accomplissent jusqu’au campement. Elles posent ensuite leurs lourds sacs et sortent quelques ustensiles de cuisine, profitant du crépuscule qui s’évade. La plus âgée nous annonce un programme assez frugal :

 – Bon, je lance quelques braises pour les infusions.

Elle s’affaire à sa popote tandis que la plus jeune dispose quelques couvertures épaisses autour du foyer. Santiago m’explique que la cuisinière est une sorte de facilitatrice de notre contact avec la lune. La plus jeune, Gwenn, est son apprentie.

 – Elles vont tenter d’harmoniser les ondes, me dit-il. Elle renforceront l’emprise du protecteur.

Je suis de nouveau perplexe quant à ce que j’imagine être un rituel de baboss perchés. Santiago me fait signe de m’asseoir.

 – Je te rassure, on ne va pas se défoncer et danser tout nu comme des cons. On va juste s’installer et lâcher un peu prise. Tu m’as parlé d’une nuit où tu as observé la lune il y a quelques temps…Eh bien, je pense que la voie s’est ouverte en toi. Tu n’auras donc pas de gros efforts à faire, il te faudra cependant te laisser porter par la catalyse de nos chères amies.

Je jette un regard appuyé à Gwenn. Les braises s’éteignent et je m’intéresse alors à une demoiselle plus céleste. Je reconnais quelques éclats argentés parmi les nuages curieux qui s’invitent au bivouac. Je perçois de nouveau cette lumière des faces cachées, qui illumine maintenant jusqu’à l’air qui nous entoure. Cette lumière, qui m’avait déjà transpercé dans mon jardin bordélique, est en train de m’imbiber peu à peu. La cuisinière nous tend des tasses en céramique fumantes sur lesquelles nous laissons planer nos naseaux. Personne ne parle, pas même mon vieil ami, pourtant si enclin au verbe facile. Les regards semblent plongés dans le vide et les braises dessinent quelques points rouges dans les yeux mi-clos. Le protecteur s’installe sur une petite butte en hauteur et nous invite à nous allonger. Il nous demande alors de nous concentrer sur ce que nous voulons dire au monde, en prenant garde de nous cantonner aux pensées positives. Déjà perplexe à l’écoute de cette consigne, j’esquisse une grimace lorsque le maître de cérémonie entame une chanson a cappella dans une langue inconnue. Je lève ma tête et me tourne vers Santiago, celui-ci me fait signe de me rallonger et d’attendre. Je m’exécute donc mais je prends quelques minutes pour trouver quoi dire au monde. C’est quand même un peu vaste le monde… Je choisis de tourner mon attention vers Éloïse. Elle fait parti du monde Éloïse. Je me concentre sur l’affection que j’éprouve pour elle, je ne sais pas si c’est de l’amour car notre relation est chaotique, mais je lui souhaite le calme et la paix. Je lui dis de s’aérer la tête, de marcher un peu loin de ses démons, ceux dans sa tête, et ceux de son répertoire téléphonique. Bizarrement, le protecteur arrête de chanter et rappelle une consigne :

 – Restez sur le positif !

Puis il reprend son chant. Je suis un peu déboussolé par son intervention ; peut-il sentir la teneur, la polarisation de mes pensés ? Je trouve maintenant son chant assez agréable et je me laisse de nouveau aller. C’est désormais Héléna qui accapare mon attention. Je lui dis merci de m’avoir trouvé, de m’avoir surveillé et protégé. Je lui fais part du sentiment de confiance que j’avais en sa présence, de mon envie de la revoir, de ré-établir ce contact à un autre niveau. J’ai la vague impression que mes pensés ne se perdent pas dans le néant. Je sens qu’elles s’orientent dans la bonne direction. Le chant change de tonalité et je m’agite un peu. Je regarde mes camarades de veillée qui restent immobiles et les yeux fermés. Puis je vois Gwenn à ma droite qui se met à bouger discrètement ; elle tourne sa tête vers moi et nos regards se croisent. Je ressens alors comme une décharge électrique dans tout mon système nerveux ; et ma seule réaction est d’écarquiller les yeux comme un benêt. Elle me sourit et la décharge se transforme en un torrent de coton. L’ami haut perché nous a vu bouger et nous rappelle à l’ordre :

 – Concentrez-vous sur le non matériel, rejoignez le substratum et parlez à la racine des âmes.

C’est joliment dit mais je ne comprends pas l’histoire de sub-strate-jardin-des-âmes… Gwenn et moi nous tournons vers le ciel avec un sourire discret. Je ferme les yeux. La lumière de la lune filtre à travers mes paupières. Quelque-peu émoustillé, je ne peux maintenant m’empêcher de penser à Gwenn. Je ne parle plus au monde mais à la jeune femme allongée à un mètre de moi. Je lui dis qu’elle me plaît, que je ressens sa douceur et sa bienveillance. J’explique qu’il y a longtemps que je n’éprouve plus ces choses là, que j’en suis étonné car nous n’avons échangé aucune paroles. Puis je perçoit une réponse, non pas dans ma tête mais dans ma poitrine, comme si la miss s’était invitée dans mes entrailles :

 – Tu me plais aussi, je vois des choses en toi.

Je me réjouis de ce retour quand le protecteur rompt cet échange bien agréable :

 – Santiago, débriefes un peu notre ami dont le mental semble un peu trop actif.

Santiago se relève alors et me fait signe de le suivre. Nous marchons quelques mètres afin d’être à l’écart du camp. Puis nous nous asseyons dans l’herbe, en lisière de la forêt.

 – Ne t’inquiètes pas, c’est normal de rester en surface au début, tu vas apprendre à déconnecter ton mental petit à petit.

 – En fait, je commençais à ressentir des choses assez profondes…

 – Intéressant ça ! Bien que l’exercice consiste plus à émettre qu’a ressentir… tu peux m’en dire plus ?

 – En fait c’est un peu bizarre… et assez perso tu vois…

 – Ok, te casses pas, il faut que je te parle un peu du but de ces petites séances.

Il joint ses mains de manière solennelle, la clarté de la nuit me permet de voir que son visage se fait également plus sérieux.

 – Je t’ai parlé de l’importance que nous accordons à la pleine lune ; tu dois savoir qu’elle nous sert beaucoup au début de notre intégration dans la ligue. Son pouvoir permet tout d’abord de réveiller nos futurs camarades et de les amener jusqu’à nous, tu en as fait en partie l’expérience. Ensuite, elle renforce les connexions que nous établissons entre nous par le biais du substratum. Je ne vais pas, pour l’instant, t’embrouiller la tête en explications que je ne saurais correctement développer. Tu ressentiras ces choses là en temps voulu ; retiens juste que la pleine lune t’aide à établir le lien avec les autres et avec le monde. Elle pourrait même te permettre de te connecter à ta propre racine avec un peu de pratique.

Il m’a perdu sur la dernière phrase et j’esquisse un mouvement de retrait en me grattant la tête.

 – Tout ça devrait venir assez vite, tu auras bientôt les premières sensations concluantes.

 – Il me semble que je peux commencer à conclure un ou deux trucs.

 – Attention, je ne parle pas de conclusions hâtives mais de sensations subtiles qui feront parties de tes nouveaux outils. Pour en saisir la teneur, tu va devoir apprendre à faire taire ton mental. Celui-ci parasite le contact avec le substratum ; en quelques sortes, il bloque l’émission et la réception. Heureusement pour beaucoup d’entre nous, il est inactif pendant les phases de sommeil et il est altéré par la pleine lune.

 – D’où ma sieste imposée et cette cocasse soirée pyjama…

 – Bien cowboy ! Alors,.. après, je t’avoue qu’il y a un coté cérémonial que certains d’entre nous aiment bien présenter aux nouveaux. Ça met dans l’ambiance et j’imagine que ça facilite l’intégration, mais bon… tu penses bien que l’influence de la lune ne s’arrête pas à la présence de portes, de murs ou de toits. Tu vas devoir tout de même écouter le protecteur et te concentrer sur l’émission de tes intentions. Avant le sommeil les phases d’émission sont importantes, tu seras d’autant plus réceptif une fois endormi.

 – Mes intentions ?

 – En fait, je ne sais pas comment le dire. Si je dis « pensées », tu va utiliser ton mental comme tout à l’heure ; disons qu’il s’agit de pensées qui viennent de ton âme et non de ta tête.

Nous retournons au campement. Le feu a été rallumé et je vois la vielle femme discuter avec Gwenn d’un ton assez ferme. Le protecteur ne chante plus, il est assis en tailleur, silencieux et observateur. Une fois posés, Gwenn me tend une autre tasse fumante contenant une espèce de soupe peu engageante. Elle en distribue à tout le monde et part fouiller dans le gros sac qu’elle a porté à l’aller. Je goutte avec une grande précaution car je suis un anti-soupe radicalisé ; mais il s’avère que la préparation est très bonne. Je ne relève pas tous les composants exacts. Il s’agit vraisemblablement d’un mélange de nombreux légumes, relevé de quelques épices et d’herbes sauvages. La vielle femme m’observe et esquisse un sourire de satisfaction. Ses yeux sont pétillants comme ceux d’une enfant. Cela contraste avec sa peau usée comme un vieux parchemin et cela me fait l’impression d’être observé par une entité pas vraiment humaine. Sentant mon début de malaise, Santiago lui fait un signe discret et me lance :

 – Nous allons bientôt nous endormir. Avant, je te propose de prendre une minute afin d’observer un peu la nature qui nous entoure.

Je lève les yeux au ciel et je vois que les nuages de tout à l’heure sont maintenant sur nos têtes. Ils semblent éclairés de l’intérieur par la pleine lune. A cette heure, la vie pétille plus dans le ciel que sur les plaines fatiguées. La clarté de la lune supplante une bonne partie des étoiles mais je perçois pourtant un petit groupe stellaire étonnant. Une poignée d’étoiles semblent clignoter autour d’un astres légèrement plus lumineux. J’ai beau chercher, je ne vois pas du tout à quel phénomène, naturel ou anthropique, associer cela. Je ne cherche pas plus loin, je continue mon parcours de la voûte céleste sans que mon mental ne plombe ma fascination. J’observe maintenant un superbe cumulus argenté qui déploie ses multiples bras vaporeux. Il m’adresse des gestes amicaux et attend patiemment mon sommeil. Je m’allonge sans m’en rendre compte, et je le vois s’approcher de moi, curieux. Puis je pars. Mon corps s’est endormi, il en profite pour se recharger en énergie dans un premier temps. Je reste donc dans un état d’inconscience profond pendant une partie de la nuit. Ensuite, les phases de rêves arrivent. Tout d’abord, je sautille de songes décousus en image fugaces sans m’attarder nulle part. Puis, j’aperçois une sorte de portail en bois donnant sur un joli jardin laissé plus ou moins en liberté végétale. Je franchis le portail et je m’oriente sur un parcours vaguement constitué de quelques dalles rocheuses enfouies entre les herbes. Je continue en appréciant le coté broussailleux des lieux ; il y a des parties claires et luxuriantes, mais aussi certaines plongées dans la pénombre par de hautes branches épaisses. Je déboule dans un coin éclairé mais peu touffu, au centre duquel sont posées quelques chaises basses. Sur l’une d’elle, une jeune fille semble m’attendre les jambes croisée et légèrement avachie : c’est Gwenn. Je m’assoie également et une sorte d’échange hybride se met en place, à la fois en paroles et en sensations. Nous nous amadouons doucement l’un l’autre en montrant nos sensibilités respectives. Je la perçois beaucoup moins fragile que pendant l’éveil ; elle semble habitée d’une force extrêmement dense qui me rappelle la lumière intérieure des nuages argentés. Je la contemple comme un joyaux sorti du sable à la faveur du sommeil. Il m’est difficile de lui adresser le moindre mot tant je dois contenir ma stupéfaction. Alors elle m’adresse :

 – N’apportes pas tes jugements de valeur ici. Ils entravent tes déplacements.

 – Tu veux dire que je ne peux te trouver belle ? D’ailleurs … c’est vraiment toi ? Ou bien es-tu une projection de mon esprit ?

 – Je veux dire que tu ne dois pas comparer quoi que ce soit. Ce que tu trouves beau chez moi est également en toi, à l’affleurement du substratum.

Je me demande si j’ai la même tête d’ahuri en rêve, lorsque je commence à être largué. Après un rire rassurant, elle continue :

 – quant à savoir si c’est bien moi, tu vas devoir apprendre à distinguer les êtres dans l’immatériel de façon claire et sans aide. Il en va de ta survie et maintenant de la notre.

 – J’ai déjà fait des mauvaises rencontres mais je percevais comme une mauvaise vibration.

 – C’est très bien. Mais reste vigilant, à mesure que tu progresses, nos adversaires vont se montrer plus fourbes dans l’immatériel, et ils risquent de t’attaquer frontalement dans de matériel.

 – Super… mais je n’ai pas demandé à prendre part à vos petites baguarres, tout cela prend des proportions un peu…

Elle me donne un baiser qui rompt net toutes mes réflexions.

 – Tu progresses vite. Je vais jouer une chanson pour t’encourager, écoute bien !

Elle fredonne alors une mélodie que je connais mais que ne saurais identifier. C’est très beau, j’ai l’impression que Gwenn brille en même temps que les notes se mettent à résonner dans tout le jardin. Puis, je suis expulsé brutalement des lieux, comme smashé par une raquette géante. Je me retrouve dans mon propre jardin, mon jardin matériel, le jardin bordélique, lors de la précédente pleine lune. Mes sensations prennent une autre contenance, plus surfaciques. J’ai l’impression de revivre littéralement l’instant même qui a marqué mon entrée dans cette étrange aventure. Je revois les matières : le pierre, le bois, les tissus, le plastic ; puis les couleurs : le bleu, le blanc et le noir. Je ressens la fraîcheur et l’humidité. Je tends mon bras et observe ma main que je fais pivoter sous les reflets lunaires. Tout est si… matériel… je suis frustré car je n’arrive pas à déterminer si je suis effectivement dans mon jardin, ou pas. Je me décide alors à perturber ce tableau trop connu. J’envoie un énorme coup de pied dans ma table de jardin. Je m’y prends comme un manche car je maîtrise mal ce corps pseudo-réel et je m’explose le tibia sur un des côtés de la table. Celle-ci daigne néanmoins se renverser avec la nonchalance des objets que la solidité protège des bas délires humains. J’entends du bruit et j’ouvre les yeux. Il fait jour. Je suis toujours au campement et je suis le dernier à traînailler dans mon sac de couchage au milieu des corps qui s’agitent. Les femmes préparent leurs sacs, le protecteur est déjà en train de marcher d’un pas léger sur le chemin du retour et Santiago, observant mon réveil, me bouscule avec une délicatesse peu matinale :

 – Allez mec debout, on lève le camp.

Je m’exécute et je range mon sac de couchage, sans empressement. J’ai encore la tête dans ma nuit et encore des questions au bord des lèvres. Mais ce n’est pas le moment, tout le monde s’engage sur la descente. Le soleil réveille les vallées et les habitants des cimes chantonnent les notes du jour qui prend place. La descente est rapide, mes nouveaux amis semblent pressés d’arriver au Mas. Santiago s’approche de moi :

 – Aujourd’hui nous restons au Mas, je dois discuter avec certains membres. Et ce soir, c’est veillée ; tu verras, ça va faire un peu fête de famille. Nous devrions partir dans la nuit.

La tournure fête de famille ne m’enchante pas vraiment, je ne suis pas à l’aise dans les groupes, sans parler des fêtes de famille. Je reste néanmoins serein et j’observe maintenant la forêt qui s’agite à notre passage. Nous ne sommes plus les acteurs de cette scène verdoyante, nous sommes de simples spectateurs en vadrouille, et c’est plutôt reposant. Arrivés au mas, Santiago me guide vers la salle à manger de la veille et me laisse en compagnie de quelques corbeilles de fruits. Il m’abandonne en prenant soin de me faire apporter, par quelques résidents, des livres bien épais aux titres assez soporifiques : « la lutte à travers les apparences » « le déclin du passé » ou encore « l’illusion de l’espace et du temps ». Je les pose de coté et me concentre sur la collation. J’apprécie le goût prononcé de ces fruits que j’imagine cultivés prés du Mas, je réfléchis. Quelques personnes passent dans la salle sans s’attarder, je les entends organiser une sorte de grand repas pour le soir, et ça ne m’enchante pas du tout. Plus la convivialité est préparée, plus je fuis ; cela provoque en moi, et depuis longtemps déjà, des grosses montées de stress. Je choisi de prendre une pomme et de partir déambuler dans le Mas. Je continue de voir passer des bras chargés et je ressasse mes veilles pensés misanthropes : je trouve à ces assemblées des allures de mauvaises pièce de théâtre ; la spontanéité m’y paraît singée et les rôles trop vites distribués. Je suis conscient, avec l’âge, que ces constats me sont personnels et qu’ils sont principalement le fait de mes interprétations. C’est moi qui suis mal à l’aise, et non les autres qui sont mauvais. Par ailleurs, je ne crois pas être quelqu’un de très démonstratif, ni de très avenant, mais je doute d’avoir la volonté et l’envie de changer cela. Tout en me baladant, je retrouve ainsi mes vielles salves de mots fadasses de la dernière pleine lune, et j’en suis accablé. Je m’arrête cependant après quelques dizaines de minutes car je suis gêné dans ma marche par une légère brûlure, située sous mon genoux. Je m’installe sur une chaise et retrousse mon pantalon. Je suis alors saisi de stupeur en découvrant une blessure encore saignante sur mon tibia. Celle-ci semble avoir été provoquée par un choc récent sur un objet saillant, et le seul événement de ce type qui me vient à l’esprit s’est déroulé pendant mon sommeil. Bien que les derniers jours m’aient apporté leur lot d’étrangetés, je reste dérouté et songeur. Il est vrai que cette nuit, mes sens se sont montrés étonnamment vifs durant ma dernière phase de sommeil. Mais cette blessure sous mes yeux est physique, c’est une réaction suite à une action, une réaction suffisamment intense pour déchirer mon épiderme et sectionner mes capillaires sanguins. Il est réel ce sang qui s ‘épanche par petites gouttes entre mes poils. Je tente de me raisonner en évoquant la marche sur terrain escarpé mais je n’arrive pas à me convaincre. Je rabaisse alors mon pantalon et je reprends ma promenade ; je choisi d’éluder pour l’instant cette blessure dérangeante. J’en parlerai à Santiago lorsque l’occasion se présentera, cette nuit peut-être. Avant même, si je le trouve dans ce dédale de couloirs, mais pour l’instant c’est peine perdue. L’agitation se concentre maintenant sur une des ailes du Mas, plus précisément sur un petit jardin attenant à celle-ci. J’y vois des tables et des chaises s’inviter autour de ce qui semble être un grand foyer constitué de bois de chêne. Les porteurs de matériel sont tout sourire, impatients me semble-t-il. J’entends même par moments quelques instruments que l’on tente difficilement d’accorder. Et je me crains de nouveau la tournure baboss de la soirée, que je sens poindre à grands pas d’espadrilles. Je m’éclipse donc dans une salle vide, la plus silencieuse possible, et je me lance dans la lecture de « la lutte à travers les apparences ». Le sujet est intéressant mais il est traité au travers des prismes de disciplines extrêmement disparates et auxquelles je n’accorde pas du tout le même crédit. Il y est question pelle-mêle d’ondes cérébrales, de conditionnement psychologique, de télépathie, de chamanisme, d’alchimie et de complots plus ou moins grotesques. Je suis toutefois absorbé par l’ouvrage et j’y trouve quelques corrélations avec les bizarreries survenues récemment dans ma modeste vie. L’après-midi s’écoule ainsi loin de l’agitation, en prenant du recul. L’isolement me fait du bien et les bruits que j’entends ne me dérangent plus. Je suis le spectateur lointain, l’explorateur accueilli par les indigènes, je scrute, je note, je tente de comprendre le fonctionnement de la communauté. Le soir vient et les voix se font plus nombreuses. Je distingue celle de Santiago, rigolarde et distinguable entre toutes. Je sors donc de ma grotte pour le retrouver mais, lorsque je l’aperçois, il paraît très sollicité, et je ne veux pas m’imposer. Je déambule alors dans le jardin comme un intrus cherchant la fuite. Certains regards s’appuient sur moi, ils savent qui je suis, et je passe rapidement du statut d’intrus à celui de bête de foire. Fini l’exploration, je cherche un point de chute, une place dans ce joyeux cirque où me faire oublier. Je vois le coin des instruments avec quelques musiciens maladroits et quelques chaises vides pour les oreilles patientes. C’est mon objectif, je fonds sur lui et m’affale nonchalamment sur une sorte de chaise-fauteuil large et basse. Après quelques minutes, mes tympans s’habituent et je ne me sens plus épié. J’apprécie même les tentatives d’improvisation courageuses d’une guitare, d’un violon et d’une contrebasse. Tour à tour, chaque instrument prend la tête d’une balade sautillante et fantaisiste. C’est un petit univers qui se créé à chaque note, je commence à y pénétrer lorsque le tempo ralentit à ma grande déception. Le violon perdure quelques secondes en allongeant les notes et conclut dans un long sanglot accompagné d’une paire d’applaudissements. J’observe alors de grands sourires se dessiner sur les visages que je distingue. Ils regardent dans mon dos et s’égosillent comme des veaux :

 – Ahhhh ! Voilà la plus belle !

Je déteste ces phrases toutes faites, c’est mon coté chieur associable. Mais en me retournant, je prends une petite rouste visuelle en découvrant une Gwenn lumineuse qui semble capter le moindre des photons s’aventurant dans le secteur.

 – Bonsoir le touriste, tu es venu aérer tes pavillons auditifs ?

Elle n’attend aucune réponse et s’appuie légèrement sur mon épaule pour se frayer un chemin entre les chaises. Le joueur de guitare se lève sans un mot et tend l’instrument avec révérence. On apporte même une torche comme pour sublimer la créature à la lueur des flammes. Elle porte une robe légère et colorée qui me rappelle celles d’Éloïse, mais la vibration sous le tissu est différente. Elle se saisit de l’instrument et le ré-accorde lentement en harponnant mes rétines d’un regard aiguisé. Je dois de nouveau faire ma tête d’ahuri qui débarque… Elle se décide à entamer une mélodie, et une poignée de notes suffisent à provoquer une légère ondulation électrique qui chevauche l’ensemble de ma colonne vertébrale. À cette vague stimulante succède une sensation de gorge serrée lorsqu’elle fredonne les premières paroles d’une chanson entendue il y a quelques heures seulement. Je la connaissais cette chanson avant la nuit dernière. je l’ai entendu plus jeune, je ne sais plus où, mais elle trottait dans mes souvenirs. C’est une balade un peu triste qui a traversé plusieurs décennies ; le chant y est un peu monotone et mélancolique. Mais cette nuit, Gwenn a réécrit cette chanson dans mon sommeil ; et ce soir, elle la transforme en incantation qui interroge ma réalité. Nous étions ensembles dans ce jardin, son jardin. Nous nous sommes parlé en songe, je vérifie en ce moment même la réalité de cet échange. Je le vérifie, non seulement avec ma logique et mes souvenirs, mais aussi avec ces nouveaux canaux qui s’ouvrent en moi, comme des intuitions incroyablement denses. Gwenn m’envoûte. Je navigue encore dans l’immatériel lorsque la chanson se termine et qu’elle quitte brusquement la petite scène. À sa fuite succède l’arrivée immédiate et pétaradante d’un Santiago nettement moins envoûtant.

 – Salut mec, t’incruste pas trop, on va pas tarder à y aller.

Autant je le cherchais il y a peu de temps, autant à cet instant, j’ai envie de le jeter dans un trou. Je suis sûr que c’est lui qui a fait fuir Gwenn.

 – Tu veux pas rester un peu ? il y a plutôt une bonne ambiance.

 – Je l’ai vue ta bonne ambiance mais tu n’es pas là pour ça. Ne te presses pas, tu fais parti de la ligue maintenant et ces gens sont tous tes camarades de lutte. Tu reverras beaucoup d’entre eux, et beaucoup d’entre elles…

Gwenn s’est évaporée. Je me dis que nous sommes connectés, non pas comme je l’ai été avec Héléna, à sens unique, mais d’une façon réciproque. Je me dis aussi que je la retrouverai dans mon sommeil. Et en plus, comme dit Santiago, je fais partie maintenant de tout ce joyeux bordel. Il est donc fort possible que Gwenn ressurgisse dans ma vie « matérielle » prochainement. Je le suis donc d’un pas résigné et je jette quand même des coups d’œil alentour pour apercevoir la belle, sans succès. Nous passons à travers le Mas pour rejoindre la cour où nous attends le combi fatigué. Santiago y charge une paire de cartons remplis à ras bord d’un tas de vieux trucs, dont je ne me donne pas la peine de comprendre l’utilité. Je m’arrête cependant sur quelques casques de vélo trafiqués à la va vite, et qui les font ressembler à des déguisements d’enfants bricoleurs. Je ne m’en étonne pas, je ne pose pas de question et je m’assoie sur le siège passager complètement apathique. Santiago fait de grands signes de main en direction de la porte principale et s’assoit à son tour avec la délicatesse d’un gorille sur-caféiné. Nous démarrons et j’observe ce drôle de mas s’éloigner dans le rétroviseur coté passager.

Je repense à mon arrivée ici il y a deux jour et je me dis que ce lieu a changé radicalement ma perception du monde. Je suis loin d’y voir plus clair, je suis loin de comprendre et je suis même loin d’adhérer aux objectifs et aux usages de cette ligue. Mais je vois différemment. Je me refuse à rompre le silence et Santiago en fait de même. Nous fixons donc la route en silence. Comme à l’aller, les bandes blanches frappent la calandre et m’hypnotisent de leurs assauts ininterrompus. Elles me rappellent qu’au bout de la corde qu’elles dessinent, se trouve une vie qui doit changer. Par quoi vais-je commencer ? Je mettrais bien une tarte à ce connard de Lullinois, juste pour la beauté du geste. Je sortirais bien Éloïse de son taudis, un séjour au Mas lui ferait le plus grand bien. Je rallume mon portable que Santiago m’avait prier d’éteindre et je constate que Picks a cherché à me joindre à sept reprises. Il ne fait pas partie de mes projets à court terme, les emmerdes qu’il trimballe pourraient facilement compromettre mon recadrage imminent. Je le contacterai quand les choses auront un peu décanté. En pensant à ce qui m’attend en bas, je me rends compte que je regrette déjà le Mas et sa bande de perchés. J’aimerais passer à l’étape suivante leur lutte. J’interroge alors Santiago :

 – Qu’est-ce qui se passe maintenant ?

 – Maintenant tu reprends ta vie comme avant, sans attirer l’attention. et tu restes sur tes gardes.

 – Ça va être difficile de faire comme avant…

 – C’est important pour la ligue. Tu vas être un peu comme un appât. Je sais, ce n’est pas une situation confortable mais nous allons te surveiller de près et te protéger.

Moi qui me voyais déjà en première ligne de ce combat ultime, me voilà relégué au rang d’un vulgaire asticot sur un putain d’hameçon. Qu’importe, leur stratégie m’indiffère, et je vais quand même changer deux ou trois trucs dans mon quotidien. Nous arrivons en ville alors que le silence a réinvesti le van. Santiago s’arrête en bas de chez moi.

 – Merci d’être venu mon ami. Et reste discret, on revient vers toi bientôt.

Je le salue également sans m’attarder en long discours, ni lui ni moi n’en n’avons envie. Je pénètre mon appart comme un chien retrouve sa niche. Je me connecte sur internet et je fais mécaniquement le tour des informations. C’est bizarre, il y beaucoup de disparitions ces derniers temps. Des gens aux profils variés, plutôt érudits, et pas du genre à chercher la merde obstinément. Il doit y avoir un dénominateur commun, il se passe des choses pas claires. Ma paranoïa s’alimente et mon cerveau carbure au complotisme tordu. Je ne peux m’empêcher d’y voir quelques coïncidences troublantes avec cette nouvelle forme de guerre dont j’ai découvert l’existence ce week-end. Mon travail me semble déjà bien loin et pourtant, si j’applique les consignes de Santiago, je m’y rends demain. Et dire que j’y allais en traînant la patte avant… je crois maintenant que je ne pourrai pas faire semblant un seul jour de plus. Et pourtant, je me rends présentable et je file au lit de bonne heure, en prévision de cette redoutable matinée.

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