L’éclat des ombres – Chap. 7

L’éclat des ombres – Chap. 7

Le bonhomme débarque devant ma porte ouverte avec toute la vivacité que je lui connais :

Eh bonjour monsieur le bureaucrate 

Il s’approche et me sert la main énergiquement. Sa main est très chaude, je suis surpris car la température ambiante est loin d’être tropicale. Il n’a plus la même allure que dans mes souvenirs, ses cheveux sont rasés et ses vêtements, bien qu’usés, sont assemblés avec une certaine harmonie, plutôt bien ajustés.   – ça me fait plaisir de voir ! Assieds toi.

Avant de bien vouloir s’installer, il scrute mon bureau et se permet quelques divagations dans la pièce.

 – Putain, il est moche ton bureau ! Tu déprimes pas trop dans ton classeur géant ?

Puis il daigne s’asseoir et fouine dans mes tas de papelards.

 – C’est pas tous les jours la grosse poilade mais on s’y fait. Il y a parfois des bon côtés, comme quand on peut conseiller un vieil ami… Alors, tu me raconte ? Qu’est ce c’est que ce projet ? Tu reviens dans le coin ?

À ces mots, Santiago stoppe son agitation. Il se fait plus sérieux et me regarde fixement.

 – Bon, il faut que je mette un peu les choses au clair. Je n’ai pas de projet, en tous cas aucun qui intéresse ton travail. Je suis venu pour discuter avec toi, calmement.

Je suis surpris mais également soulagé. Je n’aurais pas à le guider dans le circuit sinueux et assommant des demandes de subvention. Il ne verra pas, même s’il en a un léger aperçu, à quel point mon travail est rébarbatif et inhumain.

 – Ben… si tu veux juste discuter, comme ça, on aurait pu se voir un soir autour d’un verre…

 – Il nous faut du calme et surtout ton attention pleine et entière

 – Merde alors, elle a l’air solennelle ton histoire. Tu m’expliques ?

 – Je vais t’expliquer, du moins te présenter les choses, mais avant, il va falloir que je te pose quelques questions.

 – Ok monsieur l’inspecteur, je vous écoute.

 – Alors, déjà… C’était la pleine lune la semaine dernière, est-ce que tu l’as remarqué ?

La question qu’il me pose est assez éloignée de ce à quoi je m’attendais.

 – Eh bien oui. Pour tout te dire, je l’ai observé assez longuement.

 – C’est une première chose. Maintenant, il faut que tu me dise si tu t’es retrouvé dans une situation de coma ces derniers jours.

À ces mots, le temps s’arrête et un frisson chemine doucement le rail de ma colonne vertébrale. Mon visage doit trahir ma confusion car il tente de me rassurer. :

 – Écoutes, ce dont je te parle est important. Tu auras des réponses en temps voulu, fais-moi confiance.

 – J’ai effectivement subi un bon KO récemment, pour une histoire à la con. Je ne crois pas que ce soit un truc important en tout cas.

 – C’est important… c’est tout ? Pas d’autre perte de connaissance ? De grosse défonce ?

Deuxième frisson, deuxième temps d’arrêt. À présent, mon cerveau fourmille de pensées fulgurantes : comment sait-il ? il est taré ? qu’est ce qu’il veut ? il me suit ?…

Ne t’inquiètes pas, tu me connais. Et si tu stoppe ton début de parano, tu percevras que mes intentions sont bonnes.

Je prends une grande respiration. Ma voix est maintenant basse, presque fautive.

 – Tu es venu jouer les assistantes sociale ? Y’a mieux à faire, je te le garantis…

 – Ne fais pas l’anguille, tu comprends très bien que ce n’est pas ce que je fais, il faut que tu me répondes.

– Ça m’arrive. J’ai un peu abusé ces derniers temps mais je ne crois pas avoir fait de véritable coma… je gère à peu près… pourquoi tu me parles de ces trucs là ?

 – Sois un peu patient s’il te plaît. Il faut que je te prévienne : tu dois éviter ces situations où tu déconnectes ta cervelle de façon brutale. Tu dois aussi éviter le danger autant que possible.

 – Alors là on va faire un petit temps mort. Je vais pas te pondre une dissertation sur ma vie mais sache que je m’occupe comme je veux, et je ne crois pas avoir de compte à te rendre. Maintenant, j’aimerais que tu me dises comment tu sais ces choses.

 – Je ne les savais pas à proprement parler. J’ai juste été alerté de la forte probabilité de leur occurrence. Et c’est pas fini Alice, je crois aussi savoir que tu as eu comme des flashs dernièrement…

Même ma paranoïa ne trouve maintenant plus d’explication logique à mes questionnements. Même s’il m’a traqué, il ne peut pas savoir cela.

 – Je comprends rien mec, t’es devenu quoi exactement ? un genre de voyant ou un truc comme ça ?

 – Tu vas savoir ce que je suis devenu mais avant, je dois m’assurer de certaines choses. Il faut que tu répondes à mes question, alors les flashs ?

 – C’est arrivé oui. C’est récent. Tout ce dont tu me parles est arrivé il n’y pas longtemps.

 – Qu’est ce que tu as vu ?

 – Je sais plus trop, c’est flou. Et puis j’étais ailleurs, j’étais pas concentré, j’…

 – Tu as vu de l’eau ? Beaucoup d’eau ?

 – Oui, c’était comme si je me rappelais de vieux rêves, en plus vrai, comme ça, d’un coup et sans raison…

 – Tu as vu de la roche ?

 – Oui, en quelques sorte…

Mes dernières réponses sont mécaniques. Mon mental n’a plus de prise pour interpréter. Je m’en remets maintenant à Santiago, au moindre élément de réponse qu’il voudra bien me donner.

 – Bon…, tu dois savoir qu’il n’y a rien de grave dans l’apparition de ces flashs. En fait, la plupart des gens en ont, dans une moindre mesure, et sans y prêter une grande attention. Dans les cas communs, ils sont furtifs et peu fréquents, ils n’ont pas la consistance nécessaire pour imprimer la conscience.

Je suis à moitié rassuré…

 – OK, et chez moi ?

 – Il s’avère que tu as une opportunité d’accéder à un monde, disons… plus subtil.

Mon impatience et mes interrogations bouillonnent.

 – Mais comment on gère ça ? Et comment tu le sais bordel ?

 – Je crois qu’il nous faut prévoir du temps pour que je t’expose un peu le tableau. Pour faire simple, il existe des réseaux de personnes interconnectés hors de la matière et ces flashs peuvent être utilisés comme moyen de communiquer. Mais nous n’iront pas plus loin aujourd’hui dans les explications, je te propose de venir passer le week-end qui vient avec moi, dans la cambrousse. Je t’assure que ça va le faire.

Je suis à la fois choqué, frustré et bizarrement enthousiaste.

– Tu m’as mis un coup de massue là, tu te doutes bien que je veux en savoir plus.

 – Tu sais, certaines personnes prennent peur dans ta situation, elles enfouissent tout cela et l’annihile totalement. Tu dois prendre le temps…

 – Mais tu peux pas me sortir tes fantaisies et me laisser mariner  ! Je veux connaître et maîtriser ce bordel !

 – Houla ! La maîtrise… ce qu’on va faire c’est que je t’appelle jeudi soir et je te donne une heure pour passer te chercher ici, OK ?

– Attends, mais toi ? T’es connecté à moi ? Pourquoi c’est toi qui vient vers moi ? Et pour le compte de qui ?

 – Pa-tience ! Je t’appelle jeudi. Ne stresses pas, ne te défonces pas et tiens toi un peu à carreau, compris ?

Je le regarde fixement pendant quelques secondes et je comprends qu’il ne m’en diras pas plus. Je me résigne à accepter l’invitation évasive :

 – À jeudi, ok… je peux te joindre en cas de problème ?

 – À jeudi

Il sort de mon bureau sans se presser, en jetant quelques coup d’œil curieux sur mon fouillis. Je reste assommé quelques minutes les yeux dans le vide et mon esprit oscille entre la dérision salvatrice et une terrible envie d’en savoir plus qui me bouffe les tripes. Les tours de papiers qui m’entourent ne sont plus que le décor de mon impatience. Je tourne et retourne et retourne les événements récents afin d’y déceler une logique. J’essaie de construire une réponse, d’empiler les faits et de les cimenter avec les paroles de l’ami Santiago. Il y a trop d’inconnu, trop de mouvement, trop d’intervenants et trop de fatigue… Mon cerveau carbure et je ne remarque pas une silhouette sur le bord de mon champ de vision. C’est Lullinois, il me mate, les bras croisés. Il veut se donner un air accusateur mais je sais que c’est l’incompréhension qui le submerge. Il ne conçoit pas la rêverie, la réflexion solitaire. Il ne sais pas où poser cette brique là, il ne sait pas quelle étiquette apposer.

– Dites-moi, avez-vous entendu la sérénade de tout à l’heure ? Il me semble que vous auriez pu recevoir ces messieurs, vous n’avez pas l’air surmené…

Une pulsion violente envahie le haut de ma poitrine, puis mon cou. Je serre ma mâchoire à me fendre les molaires.

 – J’avais un rendez-vous urgent, très urgent ; d’ailleurs c’était assez éprouvant, alors je m’en vais.

 – Attendez un peu, je crois qu’il y a un recadrage à faire, il est indispensable de…

 – J’ai mal à la tête, je rentre chez moi.

Je plante Lullinois au milieu de mon bureau. Je prends ma veste et je décolle. Il m’observe m’éloigner, les yeux écarquillés. J’imagine qu’il songe déjà à la sanction fourbe qu’il pourra m’adresser avec délectation. C’est bien, ça va l’occuper…

Je sors au plus vite et je pars marcher en ville. Je digère encore les paroles de Santiago, ces histoires de gens connectés… J’observe les marcheurs. En portant mon attention sur ces frères humains, je ne vois que des vies singulières, des « connectés » en puissance. Je voudrais connaître le détail de chacune de ces vies, tout ces mondes à part entière. J’aimerais me fondre dans cette masse fraternelle et je me dirige mécaniquement vers le Brasilia. Je m’y serais bien attablé pour descendre quelques bières onctueuses mais, à l’approche de la terrasse, j’aperçois les jeunes bovins du week-end dernier. Ils gardent la forme et sont globalement dans la même configuration que lors de notre douce rencontre, agités, déjà alcoolisés, et visiblement toujours aussi cons. Le serveur a dû se résigner à servir ces consommateurs de premier plan. Je bifurque dans une ruelle en m’assurant qu’ils ne m’ont pas vu. Je cherche une autre direction, d’autres humains à observer, d’autres vies à effleurer. Éloïse ? Oui, je passerais bien la nuit avec elle, mais les paroles de Santiago me rattrapent. Ne pas me défoncer, éviter de me mettre en danger… Cela fait déjà deux bonnes raisons de changer de plan. Picks ? Malgré mon affection, je n’ai pas le courage de partager ses beauferies et ses galères. Il y aurait bien quelques amis avec qui renouer le contact, mais il me faudrait parler de moi, expliquer mon isolement, ma fuite devant leur bienveillance. Je sais que je devrais, que ce serait une bonne chose, j’ai même envie, mais les mots viendraient certainement à manquer. Je me résigne à rentrer chez moi. Cela semble être une décision sage, j’évite les risques et les tentations. Je vais pouvoir préparer tranquillement mon week-end en cambrousse, préparer un sac complet, adapté à toute éventualité. J’arrive au bercail, soulagé et désireux de m’adonner, dans un premier temps, à une bonne grosse glande bien grasse. Un premier temps qui s’étale quelques peu… J’allume le pc et je pars vadrouiller dans les vastes plaines de l’internet grand public.La révolution de mon siècle, l’interconnexion physique, le système nerveux de la pensée mondiale… En pratique, rien n’est plus chronophage que de se voguer sur le réseau sans but. On finit bien trop souvent par s’échouer entre points godwin et vidéos affligeantes. Je coupe la bête et je sors quelques bouquins, les mêmes que d’habitude… jaunis par le temps. J’ai toujours l’espoir d’en excaver quelques notes différentes ; même si leur musique sonne depuis quelques temps comme une vielle rengaine fatiguée. Je dors, je rêve, j’analyse mes rêves, je somnole et, au coin d’un réveil, j’observe de nouveau des lumières serpenter aux abord de mon champ de vision. Je me lève, comme pour faire face au divagations qui surgissent. Ma tête tourne, je m’assois, ma vison devient brumeuse, les flashs reviennent. Je vois le château, massif, sombre et tranchant, juché sur cette roche brûlée. Cette roche est malaisante, je ressent son caractère agressif en moi, j’ai même l’impression qu’elle me prend à la gorge. Une tour du château est éclairée, les fenêtres étroites diffuses une lumière froide. Je pénètre par l’une d’elles. J’aperçois un groupe assis en cercle, tête baissée. Chacun porte une sorte de robe grise au tissus très épais. A mon intrusion , quelques uns esquissent un mouvement. Un feu pâle qui brûlait dans une grande cheminée s’agite et crépite d’étincelles bleutées. J’entends une voix :

 – D’où viens-tu ? Sais-tu seulement où tu es ?

Je ne peux répondre, ces paroles puissantes et pénétrantes me glace.

 – Tu t’es perdu dans un lieu où tu n’as pas ta place, âme fade régie par la peur. N’as tu pas peur ? Fuis !

Cette injonction m’éjecte de la tour, je tombe dans le vide. Je vois les lames noires des falaises s ‘approcher, je vais me faire déchiqueter… Ma chambre apparaît, je suis assis, en sueur et mon sang martèle ma poitrine et ma nuque. Oui, j’ai eu peur, je n’ai que rarement ressentie autant d’hostilité envers ma modeste personne. Je n’étais pas le bienvenu. Mais j’ai rencontrer quelqu’un, j’en suis certain. Est-ce ces gens là que Santiago qualifie de connectés ? En tout cas, je ne suis pas sûr d’être chanceux d’avoir pu rencontrer ces bonhommes. J’aimerais parler à Santiago, j’ai maintenant une soif insoutenable de réponses. Mais le numéro utilisé par le bougre n’est qu’une impasse non attribuée. Pas le choix… je dois attendre jeudi. Il faut que je m’occupe l’esprit, que je repousse le début de folie que je sens poindre au abords de ma conscience ébranlée. J’allume la radio, le son des terriens, rassurant. J’écoute les débilités les plus navrantes et je me sens rassuré. La connerie me rassure. Une fois saturé de cette assurance crasse, je file vers la douche, comme pour lessiver ce dernier flash fort désagréable. Cette eau chaude réveille mes sens et détend mes muscles, je prend de grandes inspirations gorgées de vapeurs. Je fais le vide plusieurs minutes. Cet eau m’enveloppe comme un cocon, la chaleur s’immisce jusque dans ma poitrine Je ressens comme des centaines de caresses sur ma peau, une peau tambourinée par les gouttes qui s’écrasent et font danser mon sang. Bizarrement, je frissonne, mes jambes se mettent à trembler et j’éprouve de nouveau une sensation étrange. En revanche, il n’y a pas de flashs, pas de vision brouillée. La boule chaude grandit dans ma poitrine, je l’accueil comme une boule protectrice, une douce allégresse qui s’élève en moi. Elle me rappelle un état intérieur que je croyais oublié, que j’ai étouffé. Mais d’où vient cette euphorie ? J’ai l’impression d’être accompagné ; non pas par une présence hostile comme dans ce château, mais par une présence plutôt bienveillante. Et je dois remonter assez loin dans mes souvenir pour retrouver un tel niveau de bienveillance, je crois qu’il s’agit d’amour. Il balaye des années de solitudes, de froid profond. Cet amour m’enveloppe, j’ai l’impression qu’il cherche à me guider, loin des regrets, des remords et de la nostalgie névrosée. Il me ramène au présent, à cette communions avec je ne sais quoi. Une vibration positive prend possession de mon corps, c’est elle qui me maintient maintenant debout. Je relâche complètement des tensions, et laisse faire le phénomène duquel je me vois spectateur. Spectateur d’un flux d’énergie qui arrive de je ne sais où, me traverse et repart dans l’univers… Puis le froid, l’eau froide me réveille. Le cumulus est vide. Le flux n’est plus que résiduel. Je coupe l’eau. Je suis exténué, je manque de tomber en sortant de la cabine de douche. J’ai la force d’enfiler un caleçon antique et je file m’écrouler sur mon lit.

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