L’éclat des ombres – Chap. 6

L’éclat des ombres – Chap. 6

J’ai connu Santiago au lycée, et le moins que l’on puisse dire est qu’il sortait du lot. Il s’était déjà fait éjecter de deux lycées avant de débarquer dans ma classe de débiles. Il était petit, agité, l’œil rigolard et la voix de retentissante. Sa dégaine tranchait franchement avec les uniformes de l’époque : marques de sport bien ajustées et coiffures surchargées d’un tas de gel « effet vague ». Lui avait plus une allure de SDF. Il s’habillait d’un mélange de surplus de l’armée et de vielles frusques de grenier, le tout bien trop grand pour sa taille modeste. Il était franc et spontané.

Dans le microcosme du bahut, où l’on apprend progressivement les tromperies et les faux-semblants, Santiago était un pavé dans une mare de suffisance. Il s’adressait de la même manière avec tout un chacun : jolie princesse des tableau noirs, chef d’établissement pédant, sportif dégénéré, rebut de fond de cour, névrosé en début de carrière et cancre confirmé. Le voir agir, avec son style « freelance », fut un spectacle fascinant pour le buvard émotionnel que j’étais. Loin de l’image figée du rebelle de carton vendu par Hollywood, il constituait une boule d’énergie bordélique, un message d’espoir pour ma part. Je ne sais pas trop pourquoi mais il s’était pris d’affection pour le garçon timide et effacé que j’étais. Peut-être avait-il perçu ma fascination à son égard et une petite dose de carburant alternatif. Nous avons donc séché quelques cours ensemble et fumé une quantité respectable de Marie-Jeanne. Le temps passé en sa compagnie n’a fait qu’augmenter ma fascination. Il était plus âgé et s’est permis, me voyant réceptif, de jouer quelque peu les mentors et de me transmettre un peu de son énergie. J’en ai gardé, longtemps après, une certaine détermination et une capacité à faire mes choix sans me soucier de la direction du vent. Malheureusement, il s’est fait de nouveau virer pour avoir boxé un surveillant crétin et je me suis doucement transformé en petit con de compétition, faussement révolutionnaire. Je l’ai donc perdu de vue mais il ne fait pas partie de ceux que j’ai oubliés. Alors quand je réponds à ce téléphone, piégé par les murs d’Éloïse, je crois reconnaître cette voix qui transperce mon passé.

– Allo ?

– Oui allo..

– Salut mec, c’est Santiago

Il n’y a bien que lui pour s’annoncer comme ça après 20 ans de silence.

– Merde alors ! C’est incroyable, tu vas bien ?

Ouais ça va, je suis descendu en ville pour quelques temps. Et j’ai un projet bien sympa dans mon sac… et quand j’ai appelé la mairie pour avoir des sous, devine quel nom j’ai entendu ?

Je comprends mieux la raison de cet appel, mais des doutes subsistent.

– Comment tu as eu mon portable ? C’est mon perso, ils l’ont pas au boulot.

– Eh ben ! J’ai l’impression que tu es ravi de m’entendre… Alors si tu veux je t’explique ça en face à face, on peut se voir bientôt ?

– Ouais avec plaisir ! Je suis un peu surpris c’est tout, ça fait 20 ans mec ! On peut commencer par se voir à la mairie pour que tu me parles de ton projet

– Ok, je passe demain aprem, ça te va ?

– Euhh… ouais, alors… tu dis au secrétariat que tu as rendez-vous et on devrait pouvoir se caler ça.

On se salut, on raccroche et je prends un gros tas d’années de vie dans les dents. Les choix que j’ai fait, les abandons, les trahisons, les renoncements et de nouveau, revoilà mes sacs de mots fadasses qui se pointent. Je me demande surtout ce qu’il a bien pu branler de son côté. Des tas de rumeurs ont circulé après son départ. Beaucoup ont dit qu’il était devenu toxico. Ils n’en savaient rien mais c’est ce qui leur paraissait logique. On a aussi parlé de voyage, de voilier, de tour du monde en solitaire. J’aimais bien l’idée. Certains affirmaient avec aplomb qu’il s’était suicidé en se pendant à un réverbère. Manifestement, ce n’était pas le cas et j’en suis heureux. En revanche, mon mal de crâne me ramène brutalement au présent, à cet appart, à Éloïse, qui se terre dans sa chambre dans l’état que j’imagine. Je me fais un café. Je cherche le petit coup de fouet nécessaire pour que je m’extirpe d’ici et que je me prépare à affronter le monstrueux lundi. La tasse en main, je me dirige vers la chambre d’Éloïse. J’ai peur de ce que je vais trouver mais je me force à ouvrir sans frapper. Elle est assise sur son lit et ne montre aucune surprise quant à mon intrusion.

– Tu t’en vas ?

– Oui, il faut que je me pose un peu chez moi. Ça va toi ?

– Tu reviens quand ?

Éloïse est en descente et la solitude la rattrape.

– Je sais pas, bientôt c’est sûr. Tu veux venir un peu avec moi ? Ça te ferait du bien de sortir un peu d’ici.

Honnêtement, je préfère être seul mais je ne veux pas qu’elle se sente seule.

– Pas trop. Je vais ranger un peu. Je t’appelle dans la semaine, mais ne pars pas comme ça.

– Tu veux que je t’aide un peu ?

– Embrasse-moi.

Je m’exécute avec le maximum de tendresse que me permet cette journée bizarre. Éloïse m’enlace. Elle est triste et elle sait trop bien que les heures à venir ne vont pas être simples. J’ai des scrupules à partir mais je me donne bonne conscience : « elle redescend », « elle doit faire le point » , « ça ira mieux demain ». Je quitte néanmoins l’appart dans une certaine libération. Malgré la lumière fébrile du soleil voilé, la clarté de la rue m’agresse à la sortie de son immeuble. Puis une brise légère m’apporte un peu d’oxygène, la marche fait circuler mon sang et je me sens mieux. Plutôt que de m’enfermer à nouveau dans une boite de métal, je marche. Je marche longtemps mais peu importe, mon corps fonctionne et ce simple constat me rassure. J’arrive chez moi avec la ferme ambition de ne rien faire du reste de la journée. Je lance un film « léger » que j’ai déjà vu une bonne dizaine de fois, un « repose-cerveau » en somme. Je m’endors une heure. Je m’hydrate au réveil, je me prépare une salade, je me douche. De temps à autres, j’ai des gros retours de week-end, mais je serai opérationnel demain. Je pense à Éloïse, je lui envoie un texto affligeant de banalité qui reste sans réponse. Je lance un autre « repose-cerveau » et je m’endors pour quelques heures saupoudrés des cauchemars de rigueur qui sanctionnent mon week-end abusif. Et le lundi m’attrape à coup de réveil guilleret et il me jette dans les embouteillages. J’aurais vraiment du mal à supporter la reprise de ce cirque pitoyable sans mon rendez-vous hors norme de cet après-midi. Il est probable que Lulinois, comme tous les casse-couilles de haut niveau, dispose d’un radar à coaltar. Il se pointe systématiquement dans mon bureau lorsque mon état relève plus de la survie que de la féroce ambition. Il me harcèle alors avec des vieux dossier de merde, les mêmes qui sont restés sur son bureau pendant des mois sans réponse. Et ce matin, Lulinois est en forme, il me refile tellement de patates chaudes que j’ai de quoi préparer une tartiflette pour tout l’étage. Pour l’heure, je veux juste être seul dans mon bureau moche, alors j’acquiesce. Je m’engage, je joue l’employé zélé, consciencieux et docile. A son doux départ, je pose son tas de papiers dans un coin de mon bureau, parmi la forêt des tas de papier urgents, et je pars en quête d’informations sur Santiago. Je ne trouve rien sur internet malgré l’emploi de techniques pourtant efficaces et approuvées. Je passe à l’accueil pour savoir s’ils ont vu passer le petit bonhomme en quête d’interlocuteur : rien. Rien non plus au secrétariat. Pourtant, je pense que l’éloquence de Santiago les aurait brusqué dans leur train-train, ils auraient tilté. Ce mec doit encore marquer les esprits, j’en suis convaincu. A midi, je jette l’éponge. Je pars me chercher un sandwich au café d’en face et je rentre le manger, pensif, au cœur de ma forêt de papiers. Je tente une sieste rapide, sans succès, puis je m’attaque aux petites douceurs de Lulinois. Tout est compliqué et urgent, ces dossiers sont des parfais petits démons de l’enfer administratif. Mon mal de crâne revient au galop… Mais je continue de cuisiner ma grosse tartiflette sans broncher. En milieu d’après-midi, l’accueil m’appelle pour m’annoncer la visite de Khara. Khara le furieux, Khara l’acharné. Je leur réponds que suis pris toute l’après-midi, qu’il faut qu’il me recontacte demain. Je sais qu’il ne s’en contentera pas mais je sais aussi qu’il aura du mal à forcer le passage sans encombres. Il y a en permanence 2 policiers municipaux dans le hall et il y a aussi des caméras bien visibles sur chaque mur. J’entends crier depuis mon étage. Je m’en doutais, le bougre fait son petit scandale. Apparemment, il n’est pas venu seul et c’est un joli concerto familial. Il maintient la pression, c’est son style. Et plus leurs grosses voix résonnent dans les couloirs, plus il est susceptible d’atteindre son but. Après quelques minutes, et certainement l’intervention des pauvres flics en mode « s’il vous plaît messieurs », je n’entends plus rien. Lulinois est certainement planqué à un autre étage, il viendra bientôt me parler de cette patate là, c’est sûr… Je me recolle à ma tartiflette mais mon attention est très instable. Je regarde l’heure, je regarde à la fenêtre, je m’agite et je bois du café qui m’agite encore plus. En fin de journée, mon téléphone sonne de nouveau, on m’annonce l’arrivée d’un certain monsieur Santiago à l’accueil. Je leur confirme qu’il a rendez-vous et qu’il peut monter. Il ne lui faudra pas plus de 3 minutes pour enjamber la trentaine de marches qui nous séparent.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *