L’éclat des ombres – Chap. 5

L’éclat des ombres – Chap. 5

Un terrible tremblement me sort de mon coma, un grondent intermittent qui fait vibrer ma boite crânienne. Il s’accompagne d’une voix désagréable et furieuse. J’ouvre un œil et le soleil s’y engouffre, cristallisant ma pupille instantanément. Je me retourne à la recherche de mon trou confortable mais le boucan s’intensifie. Il provient de la porte, la porte d’Éloïse, je suis chez Éloïse… Je comprends à présent quelques mots :

 – Ouvres putain, c’est moi !..putain t’es encore HS ou quoi ?

Éloïse à son tour grogne une réponse empreinte de politesse :

 – Putain mais barre toi sale bâtard !

Le « sale bâtard » n’a pas dû comprendre une seule syllabe mais il a entendu la voix de la dame, il est maintenant très motivé :

 – Tu ouvres ou je défonce ta putain de porte !

Je ne sais pas trop pourquoi, est-ce tous ces joyeux « putain » qui me décident… mais je me lève pour aller ouvrir à monsieur le lourdaud. Peut-être que je n’ai aucune envie de le voir exploser la porte en carton d’Éloïse et débouler en fanfare dans le salon. Les présentations se passent de cordialités :

 – T’es qui toi ?

 – Je suis un ami

 – Et l’autre tox elle est où ?

Le bonhomme a lui-même une tête de bon tox de carrière, mais il est plutôt costaud :Elle pionce, si tu veux je prends un message.

 – Va la chercher. Tu lui dis que c’est Didi, pour le blé

Didi, c’est un surnom plutôt mignon, ça ne lui va pas du tout.

 – Je vais la voir, suis pas sûr de…

 – Bouges toi un peu !

Je suis encore bien dans le brouillard mais ce « putain » de mec me ramène au sol à coup de stress. Je vais voir Éloïse en vérifiant que « Didi » ne prenne pas ses aises dans l’appartement. Il reste à la porte et je pénètre dans la chambre de la taulière.

 – Eh ! Y’a un mec tout énervé à ta porte, je crois qu’il veut son blé…

– Putain, quel casse-couille ! Dis lui que c’est toi la dernière course et que je passe le voir ce soir.

 – Je suis une course moi ? C’est quoi ce bordel ?!

 – Cherches pas, sans ça ce connard va s’incruster toute la journée et nous mettre des coups de pression. Je peux pas là…

 – « Nous » ?! je vais le voir mais me mêles pas à tes plans à la con !

J’ai la tête qui résonne et la gerbe qui monte. Mon sang circule mal et je sens mes muscles fébriles. Je fais une pause, je sais bien que Didi va rentrer à coup de pieds s’il me sent foireux. Je prends un grande respiration, je tape dans la bouteille de vin qui agonise sur la table du salon, et j’y vais :

 – Bon… en fait c’est bon, c’est moi la dernière course, elle passe te voir ce soir.

 – C’est toi la dernière course ? Tu sors d’où toi ?

 – Suis d’ici, je la connais depuis longtemps.

Le mec passe la porte et se rapproche de moi. Il doit bien sentir que je ne tiens pas la route, en tout cas pas ce matin…

 – Si t’es un distri faut qu’on se voit tout les deux, t’habites où ?

 – Côté Est, vers 11 novembre…

 – Quelle rue ?

Didi va trop loin, il faut que je le calme.

 – Attends, je te connais pas moi ! Je te raconte pas ma vie comme ça. Elle a dit qu’elle passe te voir alors c’est bon, c’est réglé.

Je commence à être à peu près opérationnel. Le stress me maintient debout pour l’instant. Nous nous fixons dans les yeux quelques secondes.

 – Écoutes, j’ai pas le temps là, mais regardes bien…

Il lève le bas de son tee-shirt et je vois une belle grosse crosse plantée dans son futal. Cela pourrait être n’importe quoi, un jouet à bille, un truc d’alarme ou une autre fantaisie d’ado gonflé à la testostérone ; mais vu le contexte et mon ressenti sur le gars, je ne crois pas la chose inoffensive. Il enchaîne :

 – Maintenant, moi je dis que tu marches avec elle. Et elle, elle est dans la merde. Alors je vais y allé là mais avant je veux savoir où t’habites, et va pas t’imaginer que t’a le choix.

 – Je te dis : c’est 11 novembre, c’est une rue qui déboule sur café « Betty », j’y suis pas souvent.

Je le fixe et il sais que je n’en dirai pas plus. Il me fixe et je sais qu’il est pressé. Il se barre en lâchant quelques insultes que je tranche en fermant cette saleté de porte en carton.

Je m’assois à la table du salon. Mon pote en papier de la veille a disparu… Je ne veux pas m’en préoccuper pour l’instant. En revanche, la bouteille est toujours là, aux 2/3 pleine et elle m’aguiche. Je l’écope à grandes rasades et je me sens légèrement mieux. Légèrement… car je reste faiblard. Mes idées ne sont pas claires et j’ai comme des fourmillements dans la tête. Je continue la vidange et je sens mes vaisseaux sanguins se dilater. J’ai l’impression que cela permet à mon sang de circuler plus facilement. Le froid de la descente s’estompe quelques peu, le froid du manque pour les plus abusifs… Celui qui pénètre les os et irradie par les nerfs à travers tout le corps. Un chaleur sale et sucrée prend le relais, mais une chaleur quand-même… Je me ressert encore quand les fourmillements reprennent, plus étendus cette fois, je sens que mon cerveau dysfonctionne. Je voudrais aller voir Éloïse mais je l’entends renifler dans sa chambre, elle ne me sera pas d’un grand secours… Maintenant mes flashs reviennent par salves furtives, le même type de flashs que vendredi soir, il prennent peu à peu une teinte plus consistante. Ils se superposent doucement à la vision du lieu où je me trouve, qui ne persiste qu’en filigrane. Je vois alors un château sur une montagne faite d’énormes blocs que je suppose être du granit. Le château domine des vallées sombres et dégagées. Je vois des falaises sur les flancs les plus hauts de la montagne, elle sont raides et le granit y prend la forme d’immenses lames infranchissables. Au pied de cette montagne, un cerf se traîne au bord d’une rivière asséchée et se nourri de sable qu’il mâche avec douleur. Je me rends compte que ces visions ne viennent pas d’apparaître à l’instant, il me semble qu’elles sont comme remises au goût du jour, qu’elles ressurgissent de mes divagations oniriques. Puis les flashs s’atténuent un instant, mes yeux font le point sur le mobilier austère du salon et j’aperçois Éloïse qui vacille vers la salle de bain. Un dernier flash surgit, j’observe des eaux en furies qui s’écoulent face à moi. Je suis proche du flot puissant sans me sentir en danger. Pourtant, la masse en mouvement fait trembler le sol, elle charrie quelques volumes solides dont je n’identifie pas la nature. Je distingue un arbre au milieu de ces écoulements chaotiques. Il s’agit d’un vieil arbre assez petit mais dont l’âge semble avoir forgé la résistance. Je crois reconnaître un olivier avec un port sur l’extérieur, à hauteur de tête d’homme, et dont le tronc robuste et les charpentières font l’épaisseur d’une ou deux cuisses. Il se situe dans le flot mais il ne subit pas les assauts de la masse frénétique, comme s’il se situait sur minuscule île épargnée par le déferlement des eaux. De nouveau, la vision du salon prend le dessus. Ces dernier flashs restent furtifs mais ils sont consistants, je peux plus facilement les mémoriser. Sur les bord de mon champ de vision, quelques points lumineux filent en zig zag bouillonnants durant quelques secondes. Éloïse s’est assise à table, elle me fixe, les sourcils froncés, comme si elle s’attaquait une équation un peu trop compliquée. Mes oreilles sifflent et j’ai du mal à regarder mon amie. Elle n’apparaît pas lucide mais elle comprend bien qu’il y a une couille dans le potage, elle m’interroge :

 – Ça va ? T’as cramé un fusible ou quoi ?

La question m’interpelle, je réintègre alors le présent.

 – Je sais pas, il y a un truc bizarre…

 – C’est pas à cause de Didi ? T’inquiète pas, c’est une grande gueule…

Elle parle lentement…Cela m ‘énerve un peu et je me replonge dans ma douce rencontre avec le bonhomme.

 – T’as remarqué qu’il est peu brûlant le présent ? T’as suivi un peu la scène de ce matin ou tu étais déjà loin en coulisse ?

 – Mmh..Didi, sa passion c’est les coups de pression, alors laisses faire…

 – Est-ce que tu as compris qu’il t’attend ce soir ? Tu lui dois du pognon ?

 – Un peu ouais mais ça fonctionne comme ça. T’emballes pas et prends un truc là, tu me stresse.

 – Putain on dirait pas ! Tu peux pas redescendre deux secondes pour gérer les urgences ?! C’est ça ta passion à toi ? Rien biter du matin au soir !

Je l’ai touchée. Son regard a changé, il y a quelqu’un derrière ce regard qui s’est réveillé.

 – Chacun sa came mon gars. Tu te crois exempté peut-être ?

Sur ce revers, elle quitte la table et me laisse perplexe. Je réfléchie à ses paroles. Je n’ai pas sa robuste consommation en produits divers, elle le sait bien et je ne crois pas qu’elle insinue le contraire. Elle doit parler d’autre chose, autre chose que je n’ai pas envie de disséquer pour l’instant… Je cherche à penser à autre chose, à esquiver, lorsque mon téléphone en mode vibreur « tractopelle » me fait sursauté. Un numéro étranger s’affiche, ça sent le pénible à plein chiffres. En général, ma réaction est toute instinctive, je laisse s’acharner le joyeux trublion ; mais là, j’ai besoin d’une conversation qui traverses les murs épais d’Éloïse. Je réponds.

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