L’éclat des ombres – Chap. 3

L’éclat des ombres – Chap. 3

J’arrive au rade à 19 h 30 et Picks a déjà attaqué sérieusement les hostilités. Je lui fait la bise et prends une bonne bouffée d’alcool volatile mêlé aux effluves d’une journée de transpiration. Je connais Picks depuis notre adolescence, ce n’est pas moi qui lui ai donné ce surnom débile et je ne sais foutrement pas d’où vient cette appellation. Depuis que je le connais, et certainement depuis toujours, Picks présente deux facettes au monde.

La plupart du temps il est joyeux, sympathique et sociable ; mais parfois il se transforme tout simplement en fou furieux. Je crois qu’il est rempli de frustrations et que celles-ci ne trouvent un exutoire que sporadiquement et sans aucun contrôle. Il devient alors agressif, provocateur et s’engage en corps perdu dans la destruction pure. Je n’ai jamais su identifier clairement les ambiances anxiogènes chez lui, mais il existe un signe précurseur de son partage en couille. En effet, son regard change drastiquement, il passe du regard curieux du Picks quotidien, au regard fixe et coléreux du Picks destructeur. Personnellement, il m’est encore possible de discuter avec lui dans cette configuration, mais cela reste une manœuvre hasardeuse pour le quidam moyen. Et bon nombre de fois, il m’a entraîné dans ses croisades chaotiques sans intérêt ; à vouloir s’attaquer à tel ou tel idiot qui lui semblait représenter l’élitisme, la bêtise, le conformisme, l’irrespect ou autre. Son jugement est assez altéré dans ces moments là et il a, de plus, une forte propension à la paranoïa sévère. Cela ne pourrait être qu’un trait de caractère plutôt singulier sans la probabilité fortement accrue de confrontations physiques récurrentes. Et il y en a eu, et Picks s’en est a peu prés toujours pris plein les dents. J’ai moi même esquivé habillement quelques verres volants et j’ai pris deux ou trois crochets balancés trop amplement. Manque de bol, ce soir Picks me paraît très excité et ce n’est pas bon signe. Nous échangeons quelques banalités et prenons des nouvelles de nos connaissances communes. A mesure que nous échangeons, je rattrape peu à peu mon retard en alcool et je remarque qu’il tourne fréquemment la tête en direction d’un groupe de jeunes gens agités. Je cherche dès à présent à ramener son attention sur notre table : 

   – Ça t’intéresse un road-trip cet été ? Je pensais au sud de l’Italie, ou à la côte adriatique.

En toute lucidité, un road-trip avec Picks, c’est l’assurance de complications de toutes sortes, mais j’ai besoin de le défocaliser et cela me fait du bien de parler de voyage.

   – Mais oui ! Carrément ! On va aller chasser ensemble, c’est un coin réputé pour le gibier…

Picks ne parle pas cynégétique, mais gente féminine, avec toute la subtilité que je lui connais. Je l’encourage néanmoins :

   – Avec le nombre de fiesta à la minute, on va choper un strabisme.

   – Oh putain, je t’ai pas raconté Sylvie ! Le prénom fait pas rêver mais elle est explosive la souris. Elle bosse à l’agence qui me loue mon taudis. Je l’avais déjà repéré entre deux bureaux, je t’avais dis je crois… on dirait une twingo tunée si tu veux…

Je l’écoute réciter sa prose avec un large sourire. Picks a un côté beauf assumé que j’adore, accompagné d’un obscénité affligeante et ravageuse. Cependant, le groupe de jeunes cons à côté de nous bouge de plus en plus, se lève, crie, se balance des cacahuètes et autres joyeusetés. A chacun de leurs trajets au wc, leur démarche de buffle se fait de plus en plus sinueuse et se rapproche du dossier de nos chaises. L’un de ces futurs prix Nobel à la bonne idée de nous dévisager à chacune de ses petites ballades. Picks ne l’a pas encore vu car il passe dans son dos. Puis l’animal se met à reluquer mon acolyte depuis leur joueuse table et il échange des rires bruyants avec ses congénères. L’histoire de Sylvie s’est finie dans un éclat de rire, Picks à les larmes aux yeux et le verre vide. Il s’intéresse alors aux alentours et capte les observateurs rigolards. En quelques secondes, les sourcils se froncent et le sourire s’évapore. Je ressens ce qu’il se passe en lui. Un taureau est entré avec fracas dans sa poitrine, il va bientôt tout ravager pour sortir en meuglant par la grande porte. Je propose de commander le nécessaire et le presse de bouger ses fesses de pervers jusqu’au bar. Je gagne du temps en espérant que la fine équipe aille se saouler ailleurs. Malheureusement pour moi, ils sont en super forme. Ils sont les rois du rade, accrochés à leur trône rond qui pue la bière. Ils se sentent forts et ils veulent le faire savoir. Picks s’exécute mais tire la tronche des grands jours, je peux voir les muscles de sa mâchoire onduler sous sa peau. Je me dis qu’au bar, il pourrait tomber sur une Sylvie aguicheuse… Cet espoir disparaît net lorsque j’observe le couillon en chef se diriger à son tour vers le bar ; ça commence à sentir les baffes. Il s’accoude à côté de Picks, nonchalant et suintant la provocation puérile. Je commence à me résigner. Je vois la flamme éméchée qui s’approche doucement de la mèche, le buffle enhardi qui renifle le taureau échauffé. Le couillon aborde Picks en ricanant, il lui parle en rapprochant sa tête. Je vois d’ici les postillons voltiger au ralenti sur mon Picks en stase. J’entends la mèche qui se consume, je n’entends plus que ça. Même le troupeau qui glousse derrière moi n’existe plus. C’est un moment stressant qui s’éternise et dont j’apprécie étrangement l’intensité. Puis tout va très vite, Picks tourne la tête, la baisse vers le sol, et projette, de tout son corps, le sommet de son crane vers la bête, à l’aveugle. Le coté hasardeux de la manœuvre est un problème, pas le seul car j’entends déjà des chaises bouger derrière moi, mais un problème de taille car l’efficacité s’avère toute relative. Picks a atteint la pommette de biais et le gros de la puissance est passé dans le vent. Le mec accuse le coup parce qu’il a pris un bon choc, mais il n’est pas assommé. Il balance une droite un peu foireuse dans les cheveux de Picks. Il réplique. Les voisins s’écartent. Je me lève, décidé à calmer le jeu, mais à peine debout, je prends un coup sur la nuque. Ce doit être les bâtards de derrière… Putain la nuque ! Le gros du troupeau se dirige au bar et je fais face à deux bonhommes qui ne cherchent pas les câlins. Tout devient brouillon. Ce n’est pas un match de noble art mais une saloperie de baston alcoolisée. Ça envoie les bras là où ça peut, ça agrippe les tee-shirts, ça perd à moitié l’équilibre. J’en touche un avec un semi-crochet dégelasse mais derrière j’en prends deux, un sur chaque arcade. L’arcade ça peut pisser le sang mais c’est toujours mieux que le pif ou les yeux. Je tente un chassé frontal du pied, plein nord, qui touche ce que j’imagine être une hanche. Puis c’est le black-out. Un black-out étrange qui me laisse un arrière-goût de cauchemar. Je me réveille quelques minutes après sur le sol. Un visage inconnu me parle et je ne comprends pas ses paroles. C’est une fille plutôt jolie, bien maquillée, bien coiffée. à mesure que j’observe ses lèvres bouger, je discerne des mots, puis des phrases. C’est une infirmière présente au bar et qui a assisté à la pitoyable scène. Elle me demande si je vais bien. Il me faut faut encore quelques dizaines de secondes avant de répondre par l’affirmative. Alors la mémoire me revient, et mes sens se réveillent. J’ai pris un coup sur la tempe, certainement la cause de mon K.O. La douleur envahit peu à peu la moitié de mon crâne. Je demande où est mon ami et la mignonne m’indique un coin du rade où je vois Picks, assis par terre et adossé à un mur. Un des serveurs lui colle un sac de glace sur l’œil. Il n’a pas l’air d’avoir trop morflé, au regard du nombre d’assaillants qu’il a dû affronter. Un pochard m’explique qu’il s’est plutôt bien défendu, sur quatre lascars il en a fait tomber deux et il a réussi à distribuer quelques jolis coups. Puis il s’est fait étendre comme un jambon et a reçu une belle rafale de coups de pied. Les buffles sont partis quand le serveur a dit qu’il appelait les flics mais ils ont promis de retrouver Picks pour finir le boulot. Je le rejoins donc rapidement et constate, non sans rictus, son séduisant œil de poulpe. Après les « ça va » de rigueur, nous décidons d’un commun et prompt accord de quitter les lieux sur le champ. Nous ne savons pas si le serveur a réellement appelé la police et nous ne voulons pas participer à quelques constats réglementaires. De plus, nous nous sommes déjà bien donné en spectacle et nous ne voulons surtout pas affronter un troupeau regonflé. Le retour se fait a pied. J’ai un œil fermé à cause de la douleur et Picks maintient fébrilement un sac de glace sur son œil de céphalopode. Je crois qu’il ne faut plus espérer de chasse au gibier concluante pour cette nuit. Je demande quelques explications à Picks sur l’embrouille mais il reste évasif et parle de foutage de gueule. Je n’insiste pas, d’ailleurs, ce soir, je le comprends. En dépit des fois où il s’est emballé pour rien et vu les truffes de ce soir, je le comprends. J’imagine que la sous-merde venu le chercher au bar a dû se montrer plus que pénible. Je laisse Picks devant chez lui en m’assurant qu’il va bien. Puis je continu d’un pas chancelant jusqu’à mon appartement situé à un bon kilomètre. Mon mal de crâne va mieux mais j’éprouve quelques sensations plutôt étonnantes. Sur quelques centaines de mètres j’ai comme des flashs visuels d’endroits que j’ai du mal à identifier. Je ne sais pas si ces lieux proviennent de mon imagination ou de ma mémoire mais ils me semblent chargés émotionnellement. Une image persiste légèrement plus longtemps : je vois un océan calme sous un soleil brûlant et des gouttes de pluie qui tombent malgré l’absence de nuages. Les autres flashs sont plus confus, pas de suite ni de construction logique. Il n’y a même pas de corrélation, me semble-t-il, entre ces visions et les réactions qu’elles éveillent en moi. Je suis troublé, j’y réfléchi longuement en marchant. Mais en pénétrant dans ma rue, je calme mon début d’obsession et je commence à passer à autre chose. J’achète mes cigarettes et en passant ma porte d’entrée, je ne me rappelle déjà plus de la plupart de ces images. Je reprends une douce routine : douche, pâtes au beurre et film à la con. Demain c’est samedi et ma journée s’annonce plus tendre. Cela m’apaise, le sommeil me gagne et l’oubli me courtise avec élégance. Je m’affale sur mon lit en calcif et je crois que je m’endors en touchant l’oreiller.

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