L’éclat des ombres – Chap. 2

L’éclat des ombres – Chap. 2

Immanquablement, le son du réveil est une saloperie. Qu’importe s’il on choisit de belles cloches avec son d’oiseaux guillerets, ce putain de son claque les oreilles comme un soûlard de PMU. Ce matin ne fait pas exception et j’ai déjà la rage au bord de ma paupière entrouverte. Je rampe hors du lit comme un cheval blessé, je m’extirpe du cocon chaud de mes draps et je n’ai qu’une idée en tête : café.

Ce petit réconfort me mets tout juste en disposition pour les étapes suivantes qui devraient être ponctuées d’autres maigres réconforts. J’y recroise brièvement mon regard trop sérieux dans la glace puis je finis par ouvrir ma porte. La ville s’éveille au son des moteurs pressés. Je rejoins le ruisseau de métal de ma rue, puis le fleuve de ma route. Ça pue, ça râle, ça bloque… c’est déjà le cassage de couilles dès les premières lueurs du jour. J’arrive au taf et je grimpe l’escalier moche qui mène au couloir moche de mon bureau maximoche. J’allume l’outil de travail ultime de mon siècle et ma succulente labeur me tends ses deux bras de plastic : un clavier et une souris d’un joli noir « charbon ». Je suis rédacteur territorial principal de première classe. Il n’y a pas de piège, c’est aussi chiant que ça en a l’air. J’exerce ce croustillant métier dans la mairie d’une ville moyenne peuplée de gens moyens dont à peu près tout le reste du pays se fout complètement. Plus précisément je suis « chargé de l’instruction des demandes de subventions du milieu associatif ». Je réceptionne de somptueux dossiers vert-pomme ou bleu-azur que je place dans un premier temps en deux subtiles catégories : complet et incomplet. Les heureux gagnants, estampillés comme il se doit, sont de nouveau classés en deux nouvelles catégories tout aussi nuancées : recevable et non recevable. Les recevables, dont la rédaction a déjà du provoquer quelques AVC, passent alors en commission d’attribution. Cette dernière, composée d’une sélection de roublards parmi les pires de la ville, est chargée de décider comment dépenser l’argent de leurs chers administrés. Mon travail s’arrête au seuil de la salle de réunion de cette commission magique, une sorte de salle du trône des chemises à manches courtes. Je crois que c’est un idéalisme un peu niais qui m’a conduit ici. J’avais des valeurs que je supposais devoir défendre coûte que coûte, et cela m’a coûter cher. Je ne voulais pas œuvrer pour un système « élitiste », je voulais développer « l’initiative citoyenne ». Je voulais que chacun puisse s’accomplir dans des projets de cœur, indépendamment de toute notion de rentabilité. Je voulais « libérer les gens des rouages de la grande machine froide ». J’avais la nostalgie d’un temps que je n’ai pas connu, les années 70, dont je ne saisissais pas vraiment les enjeux. Aujourd’hui, c’est moi le système, c’est moi la machine froide qui applique des doctrines sans visages. Et voilà où finissent les rêveurs trop candides, entre machine à café et fenêtre sur béton. Au début, j’ai tenté d’intervenir dans le lourd processus de sélection des projets qui défilaient sur mon bureau. Mais j’ai vite compris que je ne suis qu’un coude du réseau, un « équivalent temps plein » déresponsabilisé volontairement par des élus qui, eux, sont loin d’être candides. L’attribution des subventions est soumise a deux lois : budget et élections. Cela peut paraître comme coulant de source à certains mais les implications sont extrêmement cyniques et malsaines. L’initiative citoyenne n’est plus qu’un concept, une formule sortie en réunions stériles où se pavanent des chefs de services à cravates rayées. Mon chef est un beau spécimen. Monsieur Lullinois, Claude de son prénom, est un quinquagénaire fier d’un parcours rectiligne et sans vagues dans l’administration. Il fait partie d’une caste dont je ne saurais définir clairement les motivations. Cette caste qui n’a aucun besoin de trouver un sens à l’activité qu’elle exerce au quotidien. Une caste sur-représentée dans toutes les administrations. Monsieur Lullinois fait ce qu’on attend de lui. Il applique à la lettre des règles mises en place par des gens dont c’est le métier. Il exécute et veille à ce que ses subalternes exécute avec vigueur. Son discours est rodé, il place dans toutes les réunions ses formules personnelles à 10 points chacunes : « Au regard de » « don’t act », « s’agissant de » « je prends note ». En cas de combo, les points sont doublés et c’est le mini-orgasme. En sa présence, j’ai la désagréable impression d’être face à un énorme tas de vide, une sorte d’arborescence d’insignifiance charpentée à un tronc d’inutilité arrogante. Mais, dans un sens, j’envie Lullinois. J’envie par moment ses certitudes et sa suffisance. En revanche, il me devient de plus en plus difficile de réprimer une féroce envie d’écraser sa petite tête bien coiffée sur son bureau immaculé. Il me faut changer d’air au plus vite. Penser à dehors. Penser au delà de ces murs. Ça tombe bien, je suis de sortie ce soir. J’effectue donc mon labeur mécaniquement et je brûle d’impatience de dévisser mon cul de ce putain de bureau. Avant de partir je reçois un appel cocasse :

 –  Bonjour, j’ai déposé un dossier et je souhaiterais savoir où en sont les choses.

J’envoie doucement bouler le présomptueux dans un langage approprié :

 –  Votre dossier est certainement en cours d’instruction, dans tout les cas, il doit suivre le circuit de la procédure.

 –  Bien, mais j’aurais des arguments assez solides dont vous devriez prendre connaissance.

Je prends quelques renseignements, espérant contenter le bonhomme rapidement.

 –  C’est effectivement sur mon bureau, j’en étudie la recevabilité au regard de notre politique associative.

Il s’avère que l’individu en question, un certain monsieur Khara, fait partie d’une famille très connue du service, et qui n’est pas vraiment un modèle de civisme. Chaque membre est impliqué, à divers échelons, dans plusieurs société et associations. Ces dernières fonctionnent principalement par le biais de nos subventions et permettent aux élus de s’assurer le soutien d’une des familles les plus puissante de l’ouest de la ville. Le bras armé de la famille est une équipe de frères et de cousins habitués des coups de pression et des petites corrections à l’ancienne, les patrons des quartiers chauds en somme. L’année dernière, plusieurs habitants ont écrit au maire en réclamant un contrôle des activités du clan. La réponse du courageux fut de calmer le jeu en opposant un refus sur une demande de subvention farfelue. Il n’a pas été piqué d’un excès de zèle, il a couvert ses arrières, se créant un argument en cas d’inspection de la préfecture. Mon interlocuteur, figure de proue de la famille a très mal pris la chose.

 –  Écoutez, je voudrais juste vous rencontrer. Notre projet est vraiment intéressant, nous n’en aurons pas pour longtemps.

J’imagine déjà le bougre dans mon bureau, me tenant la jambe avec ténacité.

 –  Vous savez, les éléments du dossier se suffisent à eux-mêmes et c’est la commission qui prendra la décision finale.

 –  Dans ce cas, vous pourrez leur parler de moi. Et puis, mettre un visage sur un projet, c’est concret, plus humain.

Je pense déjà à la beuverie de ce soir et je mets en place une mesure d’extraction :

 –  Je vais en parler à ma hiérarchie, nous reviendrons vers vous selon nos disponibilités.

Il comprend très bien ce qu’il se passe et me balance :

 –  Ok, t’as intérêt de me recevoir mon gars. Nous on va pas te lâcher.

Il sait que je sais qui ils sont. Je ne veux pas relever la menace, m’offusquer. Cela pourrait temporiser les choses car, effectivement, il y a peu de chance qu’ils lâchent l’affaire. Mais je suis pressé et je conclue :

 –  Au revoir monsieur.

Le téléphone raccroché, j’éteins tout. J’esquive les « bon weekend », « j’espère qu’il va faire beau » et autres « tu vas faire quoi ? » et je tape une pointe de champion en direction de la sortie. Une fois dehors, je sens déjà ma poitrine moins contrainte et l’énergie affluer. Ce soir j’ai rendez-vous avec Picks au Brasilia.

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